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— Articule, connard ! avait clamé Suzanne en secouant le bébé. On comprend rien !

Ça, Lucie s’en souviendrait toute sa vie. Suzanne Rosselin ne respectait rien.

— Sil vu plai, avait repris le curé en obéissant, ocupé lui, ocupé bien. Il s’appèle Soliman Melchior Samba DIAWARA, dite lui sa mère bonne et son pèr cruel comme enfer du marais. Ocupé lui aimé lui, sil vu plai.

Suzanne s’était collée au curé pour lire par-dessus son épaule. Puis elle lui avait pris le papier pisseux et l’avait fourré dans une poche de sa robe-sac.

— Soliman Melchior Truc Merde ? avait dit Germain, le cantonnier, en rigolant. Et puis quoi encore ? C’est quoi ce bordel ? Peut pas s’appeler Gérard comme tout le monde ? Elle croit qu’il est sorti d’où, la mère ? De la cuisse de Jupiter ?

Il y avait eu quelques rires, mais pas trop. Faut reconnaître ça aux gens de Saint-Victor, précisait Lucie, c’est pas tous des cons, ils savent se retenir quand c’est vraiment nécessaire. Pas comme à Pierrefort où l’humain ne vaut pas grand-chose.

En attendant, la petite tête noire du bébé était toujours calée contre l’aisselle de la grande femme. Il avait quoi ? Un mois, à tout casser. Et il aimait qui ? Suzanne. C’est comme ça, l’existence.

— Bon, avait dit Suzanne en toisant tout son monde depuis le perron. Si quelqu’un le réclame, il est aux Écarts.

Et ça avait clos l’affaire.

Personne n’était jamais venu réclamer le petit Soliman Melchior Samba Diawara. Et parfois, on se demandait ce qui se serait passé aux Écarts si la mère naturelle s’était avisée de venir le reprendre. Car Suzanne Rosselin, dès ce moment crucial — qu’on appelait au village « le moment du perron » —, s’était farouchement attachée au petit, et on doutait qu’elle eût accepté de le restituer sans combattre. Au bout de deux ans, le notaire l’avait convaincue d’aller faire des paperasses pour l’enfant. Pas l’adopter, non, elle n’en avait pas le droit, mais légaliser la tutelle.

C’est comme ça que le petit Soliman était devenu le fils Rosselin. Suzanne l’avait élevé comme un garçon du pays, mais éduqué en sous-main comme un roi d’Afrique, confusément convaincue que son petit était un prince bâtard écarté d’un puissant royaume. Beau comme il était devenu, comme un astre, ce serait le moins. Aussi, à vingt-trois ans, le jeune Soliman Melchior en savait-il autant sur les boutures de tomates, la pression des olives, la pousse des pois chiches et l’épandage du purin que sur les us et coutumes du grand continent noir. Tout ce qu’il savait des moutons, le Veilleux le lui avait appris. Et tout ce qu’il savait de l’Afrique, ses heurs, malheurs, contes et légendes, il l’avait tiré des livres que lui avait lus scrupuleusement Suzanne, devenue à son tour au fil des années une africaniste experte.

Aujourd’hui encore, Suzanne guettait à la télévision tout documentaire sérieux susceptible d’informer le garçon, réparation d’un camion-citerne sur une piste du Ghana, singes verts de Tanzanie, polygamie au Mali, dictatures, guerres civiles, coups d’État, origines et grandeur du Royaume du Bénin.

— Sol, appelait-elle, bouge ton cul ! On parle de ton pays à la télé.

Suzanne n’avait jamais réussi à se décider sur le pays d’origine de Soliman, aussi estimait-elle plus simple de considérer que l’Afrique noire tout entière lui appartenait. Et il ne s’agissait pas que Soliman manquât un seul de ces documentaires. À dix-sept ans, le jeune homme avait tenté une unique rébellion.

— J’en ai rien à foutre de ces types, avait-il gémi devant un reportage sur la chasse au phacochère.

Et pour la première et dernière fois, Suzanne lui avait retourné une baffe.

— Parle pas comme ça de tes origines ! avait-elle ordonné.

Et comme Soliman avait manqué pleurer, elle avait tenté de s’expliquer plus tendrement, sa grosse main serrée sur l’épaule délicate du petit.

— On s’en branle, Sol, de la patrie. On naît où on naît. Mais tâche de pas renier tes vieux, c’est un truc à te foutre dans la merde. C’est renier qui n’est pas bon. Renier, dénier, cracher, c’est pour les aigris, les fortiches, les types qui veulent croire qu’ils se sont faits tout seuls et personne avant eux. Les cons, quoi. Toi, t’as les Écarts et puis t’as toute l’Afrique. Prends le tout, ça te fera double.

Soliman mena Camille dans la bergerie, lui désigna d’un geste les bêtes ensanglantées alignées sur le sol. Camille les regarda de loin.

— Qu’est-ce qu’elle dit, Suzanne ? demanda-t-elle.

— Suzanne est contre les loups. Elle dit qu’il n’en sortira rien de bon. Que cette bête-là attaque pour le plaisir de tuer.

— Elle est pour la battue ?

— Elle est contre les battues aussi. Elle dit qu’on le chopera pas ici, qu’il est ailleurs.

— Et le Veilleux ?

— Le Veilleux est sombre.

— Il est pour la battue ?

— Je ne sais pas. Depuis qu’il a découvert les brebis, il en a pas décoincé une.

— Et toi, Soliman ?

Lawrence entra à cet instant dans la bergerie, en se frottant les yeux pour les habituer à l’obscurité soudaine. Le vieux local puait intensément la laine grasse et la vieille pisse, il trouvait les Français cradingues. Pourraient nettoyer. Il était suivi de Suzanne, qui puait aussi, à l’avis de Lawrence, et, à distance respectueuse, des deux gendarmes et du boucher, que Suzanne avait tenté de faire dégager sans succès. « C’est moi qu’ai la chambre froide, c’est moi qu’emporte les moutons », avait-il rétorqué.

— Que dalle, avait répondu Suzanne. C’est le Veilleux qui les enterrera, ici, aux Écarts, avec les respects dus aux braves tombés au champ d’honneur.

Ça avait cloué le bec de Sylvain, mais il avait suivi quand même. Le Veilleux était resté à la porte. Il veillait.

Lawrence salua Soliman puis s’agenouilla près des corps dépecés. Il les retourna, examina les blessures, les doigts fouillant dans la laine souillée, en quête de l’empreinte la plus nette. Il tira à lui une toute jeune femelle, inspecta la trace de la saisie à la gorge.

— Sol, décroche la lampe, dit Suzanne. Éclaire-le.

Sous le faisceau jaune, Lawrence se pencha sur la blessure.

— La carnassière a à peine planté, murmura-t-il, mais la canine, oui.

Il ramassa un brin de paille et l’enfonça dans l’orifice sanglant.

— Qu’est-ce que tu fous ? dit Camille.

— Je sonde, répondit tranquillement Lawrence.

Le Canadien retira la paille et repéra d’un trait d’ongle la limite rougie. Il la passa sans un mot à Camille puis saisit une seconde paille qu’il ajusta entre les blessures. Il se redressa et ressortit à l’air libre, l’ongle du pouce toujours fixé sur la brindille. Il avait besoin de respirer.

— Les brebis sont à toi, dit-il en passant au Veilleux, qui fit un signe de tête.

— Sol, reprit-il, trouve-moi une règle.

Soliman descendit vers la maison en une longue foulée et en revint cinq minutes plus tard avec le mètre de couturière de Suzanne.

— Mesure, dit Lawrence en tendant les deux pailles bien droites. Mesure précis.

Soliman appliqua le mètre le long de la trace sanglante.

— Trente-cinq millimètres, annonça-t-il.

Lawrence eut une grimace. Il mesura l’autre paille et rendit le mètre à Soliman.

— Et alors ? demanda l’un des gendarmes.

— Canine de presque quatre centimètres.

— Et alors ? répéta le gendarme. C’est embêtant ?