— Je préférerais.
Elle éclata de rire.
— Écoutez, j’ai sommeil et je n’ai pas envie de farfouiller en pleine nuit dans des vieux cartons. Je ferai cela demain matin. Elles ne vont pas s’envoler d’ici là.
Malko sentit qu’il ne pouvait la convaincre.
— Bien, dit-il, mais je reste ici. Je ne voudrais pas qu’il arrive quelque chose.
— J’ai un gardien, fit observer la jeune femme.
— Ce n’est pas un gardien qui vous protégera, dit Malko. Je reste.
— Si vous voulez, fit la jeune femme. (Elle étouffa un bâillement.) Nous n’allons pas rester ici toute la nuit.
Elle écrasa sa cigarette dans le cendrier, se leva et tira machinalement sur sa tunique, ce qui eut pour effet de faire saillir encore plus ses seins sous la soie violette. Leurs regards se croisèrent et Malko sut instantanément ce qui allait arriver. Il marcha sur elle et la prit dans ses bras, l’attirant contre lui. Cette fois, Yasmin réagit encore plus fort que les autres fois. Leurs bouches se collèrent l’une à l’autre, il se mit à parcourir son corps à travers la soie, et elle gémit. Renonçant à enlever la tunique, il tira sur l’étroit pantalon, jusqu’à ce qu’il ait découvert les longues jambes brunes.
Puis, il la prit toujours avec le même plaisir. Ayant l’impression de s’enfoncer à l’intérieur d’une caverne tapissée de miel.
Malko était étendu dans le noir, une partie des cheveux de Yasmin répandus sur sa poitrine ; la jeune femme dormait en travers du lit, comme une enfant. Lui n’arrivait pas à dormir. Pourtant, le cadran lumineux de sa Seiko-quartz indiquait quatre heures. Soudain un craquement léger attira son attention. Cela venait de l’étage supérieur, là où se trouvait le living-room. Il se reproduisit, à intervalles irréguliers. Tout à coup, Malko sentit les battements de son cœur s’accélérer. Un bruit sec, assez fort, avait troublé le silence. Cette fois, c’était facilement identifiable, on venait de forcer une des portes-fenêtres du living donnant sur le jardin !
Tout doucement, Malko secoua Yasmin qui ouvrit les yeux. Collant sa bouche à son oreille, il souffla.
— Quelqu’un est en train d’essayer d’entrer en haut. N’allumez pas, et n’ayez pas peur.
Elle demeura silencieuse quelques secondes, puis se leva et passa une robe de chambre en soie, dont elle noua nerveusement la cordelière. Malko avait enfilé son pantalon et récupéré le Colt. Ils attendirent, prêtant l’oreille. Des craquements de planches leur parvinrent, très distincts : on marchait au-dessus de leur tête. Yasmin écouta attentivement, puis se tourna vers Malko.
— Ils sont dans le living.
— Restez-là, dit Malko, je vais voir.
Il avait une idée précise de ce qu’il risquait de trouver. Yasmin passa soudain devant lui, se dirigeant vers l’escalier.
— J’y vais, dit-elle.
Il n’eût pas le temps de l’en empêcher. Elle avait ouvert la porte et s’était engagée dans l’escalier de marbre en colimaçon. Malko la suivit à quelques mètres, pieds nus, absolument silencieux. Le froid du marbre le fit frissonner. Il était invisible derrière Yasmin. Celle-ci s’arrêta à l’entrée du living. Puis, sans allumer, elle traversa en direction du bureau. Le faisceau d’une torche électrique l’enveloppa soudain et elle s’immobilisa. La personne qui tenait la lampe devait se trouver à l’entrée du bureau. D’une voix étranglée, Yasmin demanda :
— Qui est là ?
Comme il n’y avait pas de réponse, elle fit un pas de côté et alluma. Malko n’eut que le temps de se reculer. Il y avait en face du canapé en demi-lune une grande glace murale. Il y vit le reflet du visage fatigué de Nasira Fadool, une torche dans la main gauche et un petit pistolet dans la droite. Durant quelques secondes, il ne se passa rien. Atterrée, Yasmin regardait l’arme dans la main de son amie. Malko sentit qu’elle avait envie de se retourner vers lui, mais heureusement, elle n’en fit rien…
— Nasira ! Qu’est-ce que tu fais ici ?
L’intruse ne répondit pas tout de suite. Malko vit que son regard balayait la pièce, méfiant. Elle avait vu la Buick blanche dehors et le cherchait.
— Tu ne t’en doutes pas ? dit-elle d’une voix froide.
Yasmin secoua la tête.
— Non.
— Notre ami Malko n’est pas ici ?
— Non. Pourquoi ?
Yasmin paraissait avoir retrouvé son contrôle. Malko la bénit.
— Menteuse ! fit Nasira d’un ton amusé. Tu n’es qu’une femelle en chaleur. Dès qu’un homme te touche…
Yasmin fit un pas en avant, et répéta d’une voix plus ferme :
— Que fais-tu chez moi à cette heure-ci, avec une arme ?
Nasira Fadool baissa légèrement son pistolet et répondit placidement :
— Je cherche quelque chose dont j’ai besoin. Ensuite, je m’en irai. Et je te conseille de ne pas parler de ma visite…
Yasmin se rapprocha un peu du bureau.
— Que cherches-tu ?
— Cela ne te regarde pas. Reste où tu es.
La voix était devenue plus sèche ; malgré la mise en garde Yasmin avança et poussa un cri.
— Qui est cet homme ! Que fait-il ?
Malko se raidit. Ainsi, Nasira n’était pas seule. Il entendit alors le bruit de livres que l’on jetait à terre, de tiroirs ouverts brutalement. On fouillait le bureau. Le compagnon invisible de Nasira. Celle-ci dit d’une voix plus douce :
— Écoute, Yasmin, n’aie pas peur, c’est une affaire qui te dépasse. J’ai besoin d’un objet sans valeur pour toi. Je t’expliquerai plus tard. Laisse-moi faire.
Yasmin ne répondit pas, les yeux fixés sur son bureau dévasté. Le tumulte continuait. À cet instant, Malko, sans voir Nasira qui ne se reflétait plus dans la glace, eut la conviction qu’elle avait l’intention d’abattre Yasmin. Il lui était impossible de laisser un témoin de cette importance qui aurait vu ce qu’elle emportait. Il n’avait plus le choix. Son doigt fit doucement glisser le cran de sûreté du colt et il ramena le chien en arrière, ce qui fit un petit « cliq » métallique.
— Qu’est-ce que c’est !
La voix de Nasira Fadool avait claqué comme un coup de fouet. Malko avança de quelques centimètres, aperçut de profil la silhouette dans la glace. Le bras tenant l’arme était tendu, elle allait faire feu. Il ne pouvait plus faire courir ce risque à Yasmin. S’aplatissant contre le mur, il laissa juste dépasser le canon de son arme et cria :
— Nasira, jetez votre arme !
L’écho des paroles de Malko était à peine retombé que trois détonations explosèrent faisant sauter le plâtre du mur, près de la main de Malko. Nasira tenait son pistolet à deux mains, comme une professionnelle, les genoux fléchis, le buste en avant. Yasmin plongea derrière un canapé avec un cri de terreur. Malko voulait Nasira vivante, avec son complice.
Visant le plafond, il tira et la détonation du Colt fit trembler les vitres.
Une autre détonation lui répondit aussitôt et il se rejeta en arrière dans l’escalier. À son immense surprise, il vit Nasira Fadool faire un pas en avant comme si on lui avait donné une violente tape dans le dos, puis tomber un genou à terre, sans lâcher son pistolet. Son index pressa encore la détente et deux balles partirent se perdre dans les murs.
Yasmin hurlait.
Malko bondit de sa cachette. À temps pour croiser le regard déjà vitreux de Nasira. Il la contourna, son arme braquée sur le bureau, vit le trou rouge dans sa nuque : son complice lui avait tiré une balle par-derrière. Il leva les yeux sur le bureau en désordre. La porte-fenêtre était ouverte. L’homme venait de s’enfuir dans le jardin. Yasmin se précipita, hystérique, sur le corps inanimé de son amie.
— Nasira ! Nasira ! Qu’est-ce que tu as !
Nasira ne répondit pas, figée dans l’immobilité définitive de la mort. Colt au poing, Malko traversa le bureau en trombe, déroula dans le jardin, à temps pour voir une silhouette escalader la grille. Il tira, mais rata. Yasmin ne courait plus aucun risque, il avait les mains libres. Il escalada à son tour la grille et se rua vers sa Buick. Torse nu, il se glissa au volant et partit en marche arrière.
Une voiture le frôla, filant vers Constitution Avenue. Le temps de terminer sa manœuvre, il avait perdu cent mètres. Quand il déboucha à son tour dans l’avenue rectiligne, et déserte, il n’aperçut que les feux arrière de celui qu’il poursuivait. Heureusement que la circulation était nulle. Appuyant sur l’accélérateur, il gagna de la vitesse. L’autre continuait tout droit, brûlant tous les feux rouges, ce qui n’avait pas une grande importance à cette heure. Pourtant, un camion faillit emboutir Malko… Peu à peu celui-ci se rapprochait. L’autre voiture étant nettement moins puissante.
Malko parvint assez près pour lire le numéro d’immatriculation. C’était une plaque diplomatique mais il ignorait de quel pays. Une Mazda.
Il tenta de doubler, mais l’autre donna un coup de volant et il dut se rabattre. Il y avait un seul homme à bord.
Au bout de Constitution Avenue, passé le centre commercial, celui qu’il poursuivait tourna brusquement à gauche, et Malko l’imita. Deux motards pakistanais stationnaient à un croisement. Médusés, ils virent passer les deux véhicules à toute vitesse, mais n’intervinrent pas. Le fuyard sentait qu’il ne pouvait échapper à Malko, se contentant de garder le milieu de la route. Où pouvait-il aller ?
Ils quittèrent Khyaban-E-Suhrawardi pour Murree Road qui était son prolongement. Les terrains non construits étaient de plus en plus nombreux. Ils sortaient d’Islamabad. Malko, de sa main gauche, essaya de tirer dans les pneus de l’autre véhicule, mais c’était pratiquement impossible. Il gâchait des munitions dont il pouvait avoir besoin. Ils parcoururent ainsi au moins cinq kilomètres. Soudain, sur sa gauche, il vit surgir l’important complexe en brique rouge de l’ambassade américaine. La Mazda passa devant en trombe. Une modeste borne blanche apparat dans ses phares, annonçant la construction prochaine bien qu’hypothétique, d’une ambassade de Birmanie.
Maintenant, ils étaient en pleine campagne, avec à gauche une étendue pierreuse et, à droite, des petits bois.
Une grille apparut sur la gauche clôturant une pelouse. Au même moment, le son aigu d’un Klaxon fit sursauter Malko. Automatiquement, il se retourna : personne. Il comprit : c’était celui qu’il poursuivait qui continuait à klaxonner comme un fou ! Qui voulait-il prévenir ?
Un grand bâtiment blanc aux colonnades massives apparut, une étoile rouge lumineuse sur son fronton : l’Ambassade Soviétique.
Au même moment, les « stop » de la Mazda s’allumèrent et la distance entre les deux véhicules diminua brusquement. L’autre ralentissait. Il allait se réfugier à l’ambassade soviétique !
De nouveau, Malko tenta en vain de le dépasser. Il aperçut les grilles de l’ambassade, puis le grand portail avec, en face les tentes des soldats de garde. Deux sentinelles somnolaient près d’une guérite. La voiture poursuivie continua, puis soudain, donna un violent coup de frein. Malko vit, au coin de la grille, une porte de garage qui commençait à se relever avec une sage lenteur. Celui qui conduisait vira brusquement à gauche, plongeant vers le garage.
Malko ne sut jamais ce qui était arrivé. La voiture s’engouffra dans l’ouverture encore insuffisante pour la laisser passer. Il y eut un fracas effroyable et la Mazda demeura coincée dans la porte à demi-relevée, le pavillon écrasé.
Malko s’arrêta pile et sauta de sa voiture, courant vers le véhicule immobilisé. Le gâchis était effroyable. Le bord tranchant de la porte du garage avait fait effet d’une guillotine, pulvérisant le pare-brise et fauchant les montants avant du pavillon. Il aperçut avec horreur sur la banquette arrière, la tête du conducteur, décapité sous le choc… C’était atroce : les deux mains étaient encore crispées sur le volant, le corps effondré, mêlé aux tôles et au pare-brise déchiquetés.
Des cris et des appels éclatèrent derrière lui. Il n’avait pas beaucoup de temps.
Contournant la voiture accidentée, il tenta d’ouvrir la portière avant, mais dut y renoncer, parvint enfin à forcer l’arrière droite. L’intérieur sentait le sang, la poussière et déjà l’essence. Il inspecta du regard la banquette arrière. À part la tête, il n’y avait rien. Rien non plus sur le « siège du mort ». Enfin, il aperçut un objet rectangulaire posé sur le plancher et s’en empara. C’était un album relié en cuir marron.
Alors qu’il émergeait, il entendit du bruit derrière lui et se retourna pour voir un soldat pakistanais braquant son fusil d’assaut sur lui d’un air menaçant : Torse nu, sans chaussures, vêtu uniquement d’un pantalon, Malko avait une allure insolite pour un supposé diplomate ! Le soldat l’interpella en urdu, et Malko se dit qu’il valait mieux ne pas tenter de s’enfuir. L’autre mourait de peur et son doigt était crispé sur la détente de son arme. Il s’immobilisa sans lâcher l’album. Une cavalcade et des cris se firent entendre, venant de la rampe intérieure du garage. Des appels en russe et en urdu ! Il était coincé ! Alors qu’il avait probablement la solution au mystère Bruce Kearland.
Le soldat pakistanais lui enfonça le canon de son G3 dans l’estomac, se plaçant entre la voiture accidentée et lui.
Malko aperçut plusieurs Soviétiques qui montaient la rampe en courant. La rage l’étouffait, il allait perdre le précieux album. Soudain, il y eut une sorte de sifflement « humide » et la Mazda s’enflamma d’un coup avec un « plouf » sourd, comme une fusée de feu d’artifice. L’arrière explosa projetant des débris de tôle, de verre et de l’essence enflammée. Mitraillé de débris, le soldat pakistanais sembla s’enflammer.
Il poussa un hurlement, lâcha son fusil et commença à se rouler par terre, pour éteindre les flammes qui attaquaient son uniforme. Malko tomba à terre. Il courut vers sa voiture serrant l’album. Le soldat pakistanais l’avait protégé du feu. Le moteur tournait toujours et il n’eut qu’à mettre en marche arrière pour filer en trombe devant la Mazda en train de brûler et le soldat pakistanais hurlant de douleur. Les Soviétiques, bloqués par l’incendie, étaient restés à l’intérieur de la rampe. La tête dans les épaules, Malko fonça, se dirigeant vers l’est, ne voulant pas repasser devant le poste de garde pakistanais, en face de l’ambassade. La lueur de l’incendie diminua dans son rétroviseur, jusqu’à ne plus être qu’un point lumineux. Il ralentit cinq kilomètres plus loin, sûr de ne pas être suivi.
La route s’allongeait devant lui, sombre et rectiligne, avec une chaîne de montagnes à sa gauche. Il fallait qu’il retrouve le chemin de Rawalpindi par un itinéraire détourné. Heureusement que sa plaque diplomatique le protégeait des inquisitions de la police pakistanaise… Il regarda l’album posé à côté de lui, impatient de l’ouvrir. Il renfermait sûrement le secret de la mort de Bruce Kearland.