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KARINE GIÉBEL

Jusqu'à ce que la mort nous unisse

À mes chers parents

Prologue

Le 15 juin.

La scène était insoutenable.

Il avait pris dans ses bras le corps cassé, martyrisé, comme s’il voulait le consoler.

Ce pantin avec qui elle avait joué, qu’elle s’était amusée à disloquer.

Un cadavre, déjà froid. Déjà loin. Déjà absent et pour toujours.

Il serrait contre lui cet être si cher.

Entre colère et désespoir, il demeurait immobile, impuissant.

Il se surprit alors à haïr celle qu’il aimait tant.

Qu’il aimerait toujours.

Elle qui venait pourtant de dévorer un de ses enfants.

1

Un mois et demi plus tôt… le 3 mai.

Le jour qui filtre déjà au travers des rideaux.

Dehors, les premières joutes musicales des oiseaux.

Malgré l’absence de réveil, Vincent jugea qu’il était environ 7 heures ; l’instinct, probablement. Quelques secondes durant, il écouta ce matin ordinaire, savourant cet instant hors du temps, de l’espace, des contraintes. Presque hors de la vie.

Que le jour est beau, au sortir des ténèbres…

Sur sa droite, la silhouette de celle qui avait partagé sa nuit.

Sa nuit, mais pas ses cauchemars.

Personne, désormais, ne serait assez intime pour fouler son infernal jardin secret.

Vincent se leva sans la réveiller, malgré les gémissements plaintifs du parquet en bois.

Un étage plus bas, il s’exila sur la terrasse, une tasse de café à la main, suivi de près par Galilée, son fidèle berger des Pyrénées. La journée s’annonçait magnifique, le soleil testait déjà ses premiers rayons sur les cimes encore enneigées. Une légère brise balayait la vallée, souffle bienfaisant qui avait le don de nettoyer l’âme autant que le ciel. Vincent la laissa donc dissiper les images nocturnes, venimeuses, s’attardant encore dans sa tête, tels ces nuages cramponnés aux sommets.

Rien de prévu aujourd’hui ; aucun client, aucune course. Mais beaucoup de travail ici même…

Le grincement de la porte l’arracha brutalement à sa contemplation ; à sa solitude, si chère. Patricia, visage ensommeillé, cheveux emmêlés, lui sembla beaucoup moins désirable que la veille au soir. Normal, il avait eu ce qu’il voulait, n’attendait plus rien d’elle.

La jeune femme se lova contre lui, passa ses bras autour de son cou.

Deux serpents tièdes, doux.

Deux chaînes sensuelles.

Suffocantes.

— Il fait froid ! murmura-t-elle dans un frisson.

Sa voix, pourtant enveloppée de notes lascives, ne lui fit aucun effet.

Ni dans la tête, ni dans le froc.

— Tu veux pas rentrer et me réchauffer ?

— Si t’as froid, couvre-toi, répondit-il en se dégageant doucement.

— T’es de mauvaise humeur ?

— Non… Tu as faim ?

Elle le suivit à l’intérieur, s’attabla devant un petit déjeuner tandis qu’il demeurait debout, adossé contre le plan de travail. Bras croisés, paré à l’offensive.

Prêt à mordre à pleines dents dans la chair si tendre de sa proie encore chaude.

— On passe la journée ensemble ? proposa Patricia. Je ne bosse pas aujourd’hui…

— Moi si… Alors vaut mieux que tu t’en ailles.

— Ah bon, t’as des clients ?

— Non mais… beaucoup de boulot.

Elle le dévisagea avec désarroi.

— Ce soir, alors ? essaya-t-elle en désespoir de cause.

— Désolé, j’ai déjà un truc de prévu.

Une flamme de lucidité éclaira ses yeux de victime consentante.

— C’était juste pour cette nuit, c’est ça ?

Vincent ne broncha pas.

— C’est ça ? répéta-t-elle avec hargne.

— Faut pas le prendre mal, tu sais… Avec moi, c’est comme ça.

Les mâchoires qui se crispent sur un rictus amer, le visage qui se durcit ; elle abandonna son café, remonta à l’étage.

Vincent se sentit tout à coup soulagé. Mission accomplie ; il venait de se débarrasser d’un poids encombrant.

Patricia réapparut dix minutes plus tard, tout habillée.

— Je me tire ! annonça-t-elle sur un ton mélodramatique.

Impassible et silencieux, Vincent soutint le dernier regard assassin qu’elle lui décochait. Il ne lui avait rien promis, après tout. Ne parvenait pas à se sentir coupable de quoi que ce soit.

Au comble de l’humiliation, elle lui tourna le dos avant de disparaître. Définitivement sans doute. Mais rien n’était sûr avec les femmes. Malgré cette douche froide matinale, il arrivait parfois qu’elles reviennent se prendre dans ses filets. À croire qu’il possédait un talent particulier ! Cette idée ébaucha un sourire sur ses lèvres, il se confia tout naturellement à Galilée qui se toilettait avec soin devant la cheminée.

— Tu vois, mon vieux, toutes les mêmes ! Elles croient que je vais les épouser parce qu’elles m’ont fait un petit câlin !

Galilée le toisa fixement, remua la queue. Avant de replonger le museau dans sa toison beige et touffue, écoutant d’une oreille distraite le bruit de la voiture qui s’éloignait rageusement.

* * *

Le moteur fatigué du Toyota cracha un épais nuage de fumée noire avant de s’élancer sur la piste en terre, seul lien avec la civilisation.

Premier samedi de mai, ciel d’un bleu profond, dénué de pollution. Ou presque.

Le pick-up plongeait régulièrement dans les ornières remplies d’une boue collante et froide.

Au bout de dix minutes, Vincent coupa le contact puis récupéra une paire de jumelles dans la boîte à gants pour observer un groupe de chamois qui s’ébattaient au milieu d’une plaque de neige gelée sur l’autre versant ; profitant eux aussi des premières largesses du soleil après la nuit encore rude. Spectacle dont jamais il ne se lasserait. Cette nature sauvage, généreuse mais cruelle, ne le trahissait jamais, lui offrant chaque jour ce que personne n’avait su lui donner.

Non, personne.

Une route large, propice à la vitesse, suivant les courbes capricieuses du Verdon.

Quelques instants plus tard, le fort de Savoie apparut dans la lumière matinale ; séculaire et imposant témoignage des guerres ancestrales.

Village très animé, ce matin. Près des remparts, quelques voitures de touristes, encore rares en cette saison. Le beau temps les avait sans doute attirés jusqu’ici ; les ponts du mois de mai marquaient souvent le début de la saison d’été, des profits.

Il abandonna son 4 x 4 le long des fortifications érigées par Vauban et commença par une visite de courtoisie à l’office de tourisme. Sa directrice, Michèle Albertini, quinquagénaire avenante, était assise derrière son guichet, plongée dans la lecture du quotidien local.