— Ah oui ? Alors pourquoi vous vous acharnez à vouloir me secourir, brigadier ? Vous ne pouvez plus vous passer de moi, c’est ça ? Eh bien moi, je vais me passer de vous avec plaisir…
Elle se dirigea vers la sortie, abandonnant la partie. D’ailleurs, elle ne savait même pas pourquoi elle était descendue de la bagnole.
Mais Vincent avait soudain envie de mordre et n’avait qu’elle à se mettre sous la dent. Il lui barra la route.
— C’est ça, brigadier ? Vous en pincez pour moi ?
Elle le toisa de la tête aux pieds.
— Vous pensez qu’aucune femme ne peut vous résister ? Désolée de vous décevoir, mais ce n’est pas mon cas !
— Ben voyons !
— Je voulais juste vous filer un coup de main, mais je crois que vous n’en valez pas la peine. Bonsoir, monsieur Lapaz.
Elle se dirigea d’un pas cadencé vers la Jeep et Vincent regretta soudain son comportement. Il courut jusqu’à la voiture, au moment même où elle faisait demi-tour.
— Servane, attendez !
Elle freina brusquement, descendit la vitre.
— Quoi, encore ?
Le brouhaha du moteur était peu propice aux confidences ; Vincent tendit le bras pour couper le contact.
— Je voulais juste m’excuser, dit-il. Je… Je regrette ce que j’ai dit… Venez, je vous offre un verre…
— Vous avez assez bu, je crois ! asséna-t-elle.
Elle fixait le volant, il insista.
— S’il vous plaît, Servane… Ne partez pas.
Elle hésita, accepta finalement de descendre. Encore sur ses gardes, elle le suivit jusqu’à l’intérieur où il l’invita à s’asseoir.
— Je… Je suis sincèrement désolé de vous avoir dit toutes ces conneries, fit-il. Je crois que je n’ai pas encore tout à fait dessaoulé.
— L’alcool est un bon alibi !
Alibi. Elle parlait vraiment comme un flic. Normal, après tout.
— Vous n’êtes plus ivre à présent, continua-t-elle. Je me doute que vous êtes mal à l’aise à cause de ce qui s’est passé durant l’interrogatoire. Mais je ne vous trouve pas ridicule d’avoir pleuré.
— Pourquoi vous me soutenez ainsi, Servane ?
Elle haussa les épaules.
— Je sais pas trop. Parce que je vous aime bien, sans doute. Je vous trouve… intéressant.
— Intéressant ?
— Oui, intéressant. Quand vous ne jouez pas au macho ou au… grand méchant séducteur !
Elle avait retrouvé son sourire d’adolescente.
Vincent médita ces paroles quelques instants. Il s’exila dans la cuisine, revint avec les verres et une bouteille de jus de fruits. Mais lui, ne pourrait rien avaler. Neurones et estomac en vrac.
— Je m’excuse encore…
— Ça va. Votre journée a été dure, j’en suis consciente.
— Plus que dure, avoua-t-il. Heureusement que vous étiez là.
— Vous savez, je ne comprends pas pourquoi Vertoli vous a traité ainsi… J’ai beaucoup d’estime pour lui et j’ai été sidérée par la façon dont il vous a poussé à bout…
— On n’a jamais été amis, lui et moi. Mais vous avez raison de l’estimer : c’est un mec bien. Un bon professionnel, en tout cas.
— C’est ce qu’on lui demande ! Il traite tout le monde sur un pied d’égalité et il m’a très bien accueillie au sein de l’unité.
— J’ai été grossier envers vous pendant l’interrogatoire, réalisa Vincent. Je…
— Vous vous êtes déjà excusé, fit-elle remarquer. Pas la peine de s’étendre sur le sujet.
Ils restèrent silencieux un long moment.
— Vous m’emmènerez encore ? demanda-t-elle soudain.
Vincent sursauta.
— Où ça ?
— Là-haut…
— Bien sûr, si vous voulez.
— Mais je vous paierai ! précisa-t-elle.
— Je vous en prie, Servane. Je vous dois bien ça…
— Vous ne me devez rien… Rien du tout.
— Vous aimez la montagne ?
— Beaucoup… Surtout quand c’est vous qui la racontez… Ça prend une autre dimension !
Il fut ému par ce compliment, le plus beau qu’on pouvait lui offrir ; et il eut à nouveau envie de chialer, alors que ça ne lui était pas arrivé depuis des années. Cinq ans, plus exactement.
À croire qu’il avait vraiment été choqué.
Il était déjà 22 h 30 lorsque Servane regagna la caserne. Elle rangea la Jeep au garage et se dirigea vers les appartements de fonction. C’est alors qu’elle tomba nez à nez avec Vertoli qui semblait l’attendre.
— Bonsoir, mon adjudant…
— Dans mon bureau, immédiatement !
Ce ton autoritaire l’inquiéta et elle lui emboîta le pas. Il ferma la porte de son bureau derrière elle, s’installa dans son imposant fauteuil en cuir.
Servane resta debout, mains derrière le dos.
— Il faut que nous ayons une petite discussion, tous les deux, brigadier ! annonça Vertoli d’un ton courroucé.
Ses doigts pianotaient sur le bureau, signe qu’il était sur le point d’exploser.
— Je vous écoute, mon adjudant-chef.
— Où étiez-vous ?
— Pardon ?
— Je vous demande ce que vous avez fait entre le moment où vous êtes partie avec Lapaz et maintenant…
Il consulta sa montre.
— C’est-à-dire entre 19 heures et 22 h 30. Allos n’est tout de même pas à trois heures de route !
— J’étais avec Vincent…
— Et que faisiez-vous avec lui ?
— Euh… Je… Je suis restée un peu pour lui tenir compagnie…
— Lui tenir compagnie ? ricana le chef. Quel genre de compagnie ?
Servane considéra son supérieur avec étonnement puis avec une colère à peine contenue.
— Je ne vous permets pas, mon adjudant-chef !
— Répondez à mes questions !
— Il ne s’est rien passé ! Nous avons discuté et mangé un morceau ensemble, c’est tout. Rien de plus, je vous assure.
— Je veux bien vous croire, Breitenbach… Mais je vous rappelle que vous étiez en service lorsque je vous ai demandé de raccompagner Lapaz jusqu’à chez lui. Et votre mission ne consistait pas à dîner avec lui ! Je me trompe ?
— Non, admit-elle. Mais il avait besoin de parler…
Vertoli se mit à rire, Servane baissa les yeux.
— Il avait besoin de parler ? Breitenbach, vous savez que vous êtes entrée dans la gendarmerie, n’est-ce pas ? Pas dans un bureau d’aide sociale ou à SOS amitié !
— Mais…
— Taisez-vous ! Vous parlerez quand je vous le demanderai !
Il sembla se calmer un peu et l’invita enfin à s’asseoir.
— J’étais inquiet pour vous, confessa-t-il soudain. Je me demandais où vous étiez passée…
— Je suis désolée, je n’avais pas pensé à ça…
— La journée a été longue, conclut Vertoli. Vous pouvez rentrer chez vous, à présent.
— Merci, mon adjudant-chef, murmura-t-elle.
Elle se dirigea vers la sortie. Mais avant de passer la porte, elle se retourna.
— Je peux vous poser une question, chef ?
— Allez-y…
— Pendant l’interrogatoire, tout à l’heure… Pourquoi l’avez-vous humilié ainsi ?
Le visage de Vertoli se crispa mais il garda son calme.
— Je vous ai choquée ?
— Un peu…