Mais les deux carnets ne leur apprirent rien d’important, si ce n’est que le boulanger trompait sa femme avec l’épouse du libraire et que l’employée de La Poste faisait des rêves prémonitoires. Quant au maire de Colmars, il n’était qu’un infâme mécréant corrompu et démagogue. Le mépris de Joseph pour les hommes n’avait eu de cesse de croître au fil des années.
Servane attaqua le dernier tome, tandis que Vincent sortait prendre l’air sur la terrasse. Elle s’arrêta sur une page datée du 3 juin de cette année.
« Myriam était une personne fragile, tout comme sa mère. Et elle s’est laissé séduire par ce fils de Satan, cet homme qui se vautre dans le péché comme dans la fange. Il a abusé d’elle avant de l’assassiner. Je sais qu’il ne sera pas inquiété pour ce crime. Pas par la justice des hommes en tout cas. Mais Dieu l’a déjà condamné, et je me ferai messager de cette vengeance. »
Vincent réapparut, Servane le jaugea comme si elle le voyait pour la première fois. L’enfant du diable en personne se tenait devant elle.
— Tu trouves quelque chose ? questionna-t-il.
— Non, répondit-elle précipitamment. Pas encore…
Elle replongea dans les ténèbres du père Joseph et Vincent s’assit par terre, dos contre le canapé. Il entendait Servane tourner les pages, comprit soudain qu’elle s’attardait sur un passage.
— Le 20 juin, précisa-t-elle.
— Cinq jours après la mort de Pierre ! Qu’est-ce qu’il écrit ?
— « Aujourd’hui, la femme du maire est venue se confesser. Il y avait bien longtemps qu’elle n’était pas venue pleurer dans la maison de Dieu ! Mais aujourd’hui, elle m’a appris des choses vraiment étonnantes. Des choses qu’elle tenait cachées depuis des années et qui ont soudain pesé trop lourd sur sa conscience. Son mari, en plus d’être un voleur et un mécréant est un criminel. “Mon mari est un meurtrier.” Ce sont ses propres termes. D’abord, elle a hésité à m’en dire plus. Mais je lui ai rappelé le secret de la confession et cela lui a suffi. Elle m’a alors conté que son fils avait assassiné une femme plusieurs années auparavant… »
Servane leva les yeux vers Vincent, suspendu à ses lèvres.
Enfin, ils touchaient au but. Enfin, ils allaient savoir.
Ce n’était plus qu’une question de secondes…
— Continue, Servane, ordonna-t-il d’une voix douce.
— « Elle m’a alors conté que son fils avait tué une femme plusieurs années auparavant, sans toutefois me donner tout de suite l’identité de cette victime. Ce jour-là, son fils n’était pas seul. Il était avec son compère habituel, ces deux jeunes vauriens dont la culpabilité ne m’étonne guère finalement… » De quel compère parle-t-il ?
— Ludovic, le fils d’Hervé, le cousin de Sébastien, répondit Vincent sans aucune hésitation. Ils étaient toujours fourrés ensemble… Lis la suite !
— « Et Suzanne Lavessières a continué son récit : avec l’aide de son père et de son oncle, Sébastien et son complice ont fait disparaître le corps et effacé toutes les traces. “Mais c’était un accident !” jure-t-elle. “Ils ne voulaient pas la tuer”. Elle n’a jamais su pourquoi cette malheureuse avait trouvé la mort ou alors, elle a feint de l’ignorer. Toujours est-il que les ennuis ont commencé pour le maire car un témoin avait assisté à la scène et a fait chanter les Lavessières. Ce maître chanteur n’est autre que Julien Mansoni qui, au lieu de dénoncer le crime, en a profité pour leur soutirer de l’argent. Et le maire a payé. D’abord avec ses fonds propres puis en détournant l’argent de la commune. Jusqu’au jour où Pierre Cristiani a découvert le pot aux roses. Et là, Mme Lavessières raconte qu’elle a entendu son mari préméditer la mort du garde avec son fils, son frère et Mansoni. Ainsi qu’avec ce crétin de Portal. Ce deuxième assassinat est devenu trop difficile à supporter. C’est pour cela qu’elle est venue implorer le pardon de Dieu. Comme si Dieu pouvait pardonner tant de lâcheté. Tant de haine et de violence… »
Servane releva la tête vers Vincent, concentré sur sa voix. Elle tourna la page, continuant ce voyage dans le temps et l’intimité du confessionnal.
— « Je vais enfin pouvoir organiser la vengeance divine contre Lavessières, ce déchet de l’humanité. Et contre ce meurtrier de Lapaz… »
Servane se mordit la lèvre. Mais Vincent ne laissait rien transparaître et l’encouragea même d’une voix tendre.
— Continue !
— « … et contre ce meurtrier de Lapaz. Je sais qu’il perdra la raison quand il apprendra la vérité, quand il saura que son meilleur ami a été assassiné et surtout, quand il comprendra que… »
Elle s’arrêta net, au beau milieu de la phrase. En tournant la tête, Vincent découvrit son visage blême, ses yeux emplis d’épouvante.
— Quoi ? demanda-t-il. Qu’est-ce qu’il y a ?
Elle le fixait, les mains crispées sur son terrible secret.
— Servane ! Qu’est-ce que tu as ?
Aussi raide qu’une statue, elle semblait tenir une grenade dégoupillée sur ses genoux.
— Mais merde, qu’est-ce qu’il y a à la fin ? s’emporta le guide.
Il lui confisqua le carnet pour reprendre la lecture là où elle l’avait laissée.
— « Je sais qu’il perdra la raison quand il apprendra la vérité, quand il saura que son meilleur ami a été assassiné et surtout, quand il comprendra que c’est… Laure qu’ils ont tuée ce jour-là. »
Servane ferma les yeux tandis que Vincent était frappé par la foudre. Pas un mouvement, pas une réaction. Lèvres légèrement entrouvertes, regard comme vitrifié ; choc frontal d’une rare violence.
L’abominable silence s’éternisa.
Jusqu’à ce que Servane le déchire enfin.
— Vincent, je… Je suis désolée, je…
Les mots ne venaient pas. Que dire, que faire… ?
De toute façon, Vincent ne la voyait pas plus qu’il ne l’entendait. Debout, alors qu’il était aspiré par le vide.
— Vincent, on va s’occuper d’eux, murmura Servane. On va les faire payer…
Les faire payer.
Il y a des mots à proscrire, Servane regretta instantanément d’avoir prononcé ceux-là.
Vincent lâcha enfin le carnet, tourna légèrement la tête vers la jeune femme. Elle faillit perdre l’équilibre, esquissa un pas en arrière.
Jamais encore elle n’avait vu… Ces yeux noirs saturés de haine.
Méconnaissables.
Il se rua brusquement dans l’escalier, avala les marches quatre à quatre.
— Vincent, où tu vas ?!
Il était déjà en haut, elle n’osa pas le suivre. Pourvu que…
Mais il ne la fit pas languir très longtemps ; une minute plus tard, il réapparaissait, armé de son fusil de chasse.
Servane agrippa son bras au passage, espérant le ralentir.
— Tu ne peux pas faire ça !
Il se dégagea, elle se précipita pour lui barrer la route. Dos à la porte, les deux mains levées devant elle : obstacle dérisoire.
— Arrête, Vincent ! Pas comme ça !
— Écarte-toi, ordonna-t-il d’une voix horriblement glacée.
— Vincent, réfléchis je t’en prie ! On va les faire payer, je te le promets. Mais pas de cette manière ! La prison sera pire que la mort !