— Ils ont arrêté tout le monde !
— Déjà ?
Vincent ressentit une sorte de regret. En taule, il ne pourrait plus les tuer de ses propres mains. Ces fumiers y seraient à l’abri.
— Oui… Étant donné la gravité de l’affaire, le chef a mis les bouchées doubles, ajouta Servane.
— Ils ont même chopé le fils d’Hervé ?
— Il est en garde à vue à Menton… Vertoli veut qu’on le rejoigne à Villars-Heyssier, il nous attend chez Portal. Tu sais où il habite ?
— Bien sûr… C’est à la sortie du village. Mais pourquoi veut-il qu’on aille là-bas ?
— Ils ont trouvé de nouveaux éléments chez lui. Apparemment, il s’agirait des affaires de Laure… Et Vertoli voudrait que tu les identifies.
Vincent ferma à nouveau les yeux. Bientôt, ils retrouveraient le corps.
Le corps de Laure. Celui qu’il avait tant désiré, tant aimé. Qui lui avait tant manqué.
Un cadavre, c’est tout ce qu’il restait d’elle.
Il imagina un instant à quoi il ressemblerait, cette idée lui souleva le cœur.
Peu avant Villars-Heyssier, Servane alluma les feux de la Mazda. L’obscurité prenait possession des lieux, grignotant lentement chaque parcelle de lumière. Vincent gardait les lèvres soudées et Servane se concentrait seule sur cette route étroite qu’elle ne connaissait pas. Puis les premières maisons surgirent au détour d’un virage.
— Je vais où, maintenant ?
— Traverse le village, indiqua Vincent d’une voix brisée. Portal habite à la sortie…
Finalement, il était soulagé à son tour de savoir les assassins en garde à vue. Car la prison était sans doute la pire chose qui pouvait leur être infligée. Les interrogatoires, le procès, l’opprobre, l’enfermement… Ils venaient de tomber dans une broyeuse qui allait les mutiler sans relâche. Il n’aurait pu, à lui seul, se montrer aussi cruel. D’ailleurs, serait-il parvenu à les tuer, même avec toute cette haine et cette peine qui le dévoraient de l’intérieur ? Comment savoir… La question ne se posait plus.
Pourtant, elle se poserait peut-être un jour, si la justice leur rendait leur liberté.
Vincent, lui, ne leur pardonnerait jamais.
La route se transforma en piste et il désigna à Servane une vieille baraque isolée.
La jeune femme gara sa voiture entre la Jeep de la gendarmerie et le 4 × 4 de Portal. Vertoli les attendait sur le perron.
— Vous avez fait vite, c’est bien… Venez.
Il s’effaça pour les laisser entrer, ferma la porte derrière eux. Ils passèrent machinalement en revue l’univers de Portal : une grande salle à manger au décor archaïque et à la saleté repoussante, semblable à son propriétaire. Au bout, un escalier menant à l’étage. Sur la droite, l’entrée d’une cuisine où flottaient encore des relents de soupe réchauffée.
— Vous êtes seul ? s’étonna Servane.
— Non, les autres sont en haut… Ils finissent la perquise.
— Qu’est-ce que tu as trouvé ? interrogea Vincent.
Vertoli ne répondit pas immédiatement. Il les observait bizarrement, ses yeux oscillant de l’un à l’autre. Il semblait terriblement mal à l’aise. Nerveux, même.
Ils n’ont tout de même pas retrouvé Laure ? se demanda Vincent avec terreur. Pourtant, c’était ce qu’il souhaitait. Mais cette perspective l’effrayait tellement…
Ils entendirent des pas dans l’escalier et tournèrent naturellement la tête, s’attendant à voir descendre des hommes en uniforme.
Mais c’est la mort qui dévala les marches, surgissant simultanément de la cuisine. Ils étaient cernés par les fusils de chasse.
Les deux frères Lavessières et Portal les tenaient en joue, Vertoli dégaina son calibre 45.
— Servane, donnez-moi votre arme ! ordonna-t-il.
Elle se contenta de le fixer de façon idiote.
— Allez ! répéta l’adjudant. Votre pistolet, vite !
— Mais qu’est-ce que…
Vertoli arma son flingue et Servane jeta enfin son Beretta sur le sol. Son chef le récupéra pour le mettre à sa ceinture.
— Espèce de salaud ! souffla Vincent.
Servane prit la main du guide dans la sienne. Elle sentit alors sa haine la pénétrer comme une onde magnétique.
En face de lui, ses ennemis jurés.
Le retenir, l’empêcher de se jeter sur eux et de recevoir une décharge de chevrotine.
— Il faut les fouiller ! dit le maire.
Vertoli palpa brièvement les deux prisonniers et confisqua le portable de Servane ; Vincent n’avait pas pris le sien. Une fois sa tâche accomplie, il se tourna vers André, attendant visiblement une directive.
— On va faire une petite balade nocturne, annonça le maire.
Avec le canon de son fusil, il leur montra la sortie. Mais Servane et Vincent ne bougèrent pas d’un centimètre, figés dans leur stupeur. Alors Vertoli réitéra cet ordre.
— On sort ! Passez devant et pas de connerie, sinon…
— Sinon, on vous abat comme des chiens, précisa Hervé.
Portal jeta un œil dehors avant d’indiquer que la voie était libre. Servane et Vincent se dirigèrent lentement vers l’extérieur, toujours main dans la main.
Unis dans cette mort annoncée.
— Servane, vous prenez le volant de votre voiture et Lapaz, tu t’assois à l’arrière ! décida Vertoli d’un ton qui trahissait son anxiété.
La jeune femme se mit aux commandes, tandis que le maire prenait place sur le siège passager. Vertoli poussa Vincent sur la banquette arrière et s’engouffra à côté de lui.
Quant à Portal et Hervé, ils étaient déjà dans la Jeep de la gendarmerie pour ouvrir la route.
— Allez-y ! ordonna Vertoli.
Servane ne réagissait pas ; elle venait de recevoir une enclume sur le crâne. Vertoli, cet homme qu’elle respectait, qu’elle admirait… en train de les conduire à l’échafaud.
— Démarrez ! s’écria l’adjudant. Suivez la Jeep…
— Pourquoi vous faites ça ? demanda-t-elle avec des fêlures dans la voix.
— On t’a dit de démarrer ! menaça André en braquant son fusil sur sa gorge. Alors tu fermes ta gueule et tu y vas !
Elle tremblait, de peur comme de froid, et s’engagea dans le sillon de la voiture de gendarmerie. Le funeste cortège prit la direction des gorges de Saint-Pierre, suivant la piste chaotique qui partait de Villars-Heyssier. Plus une habitation en vue : personne ne les verrait. Ils étaient perdus.
Elle se mit alors à pleurer, en silence. Dans le rétroviseur, elle cherchait le visage de Vincent, le regard de Vincent. Mais elle ne vit que les yeux de Vertoli et resta seule face à sa terreur. Face à la trahison de celui qu’elle avait cru pouvoir considérer comme son père.
Ils allaient les assassiner en les poussant dans le vide. Comme Pierre.
Elle imaginait déjà le sol se dérober sous ses pieds.
La chute, interminable.
L’effroyable succession de chocs. Son corps démantibulé avant même de se fracasser sur le sol.
Allait-elle mourir sur le coup ou agoniser des heures durant dans cette nuit glaciale ?
Derrière elle, Vincent aussi avait peur. Pas de mourir : de la voir mourir.
Comment la sauver ?
Son cerveau fonctionnait à plein régime. Sans doute parce que le temps leur était désormais compté.
— Vous avez l’intention de nous tuer ? questionna-t-il d’un ton étrangement calme.
— Comment t’as deviné, ducon ? ironisa André.
— À votre place, j’y réfléchirais à deux fois, reprit le guide.
— Pourquoi, tu crois que tu vas nous manquer ? T’as pas envie de rejoindre ta femme au paradis des guides ?