« Versailles a été dévasté en décembre dernier par cette épouvantable tempête, j’ai suivi tout cela sur ma télévision qui date des funérailles du bon pape Jean XXIII. Vous devriez, avec ce bois tombé, fabriquer une flottille, restituer les gondoles de Louis XIV et organiser des soirées naumachiques et des fêtes des lanternes avec les financiers du comité américain.
— Ça nous aiderait à replanter.
— Et ils nous ficheraient un peu la pace. Vous n’imaginez pas l’agitation élégante et tellement dévastatrice qu’a provoquée l’incendie de La Fenice, notre catastrophe à nous ! »
Les Vénitiens, qui rient sous cape de ce cirque mondain, ont fini par trouver que Wanda Coignet avait un certain panache à vouloir sauver tout ce qui touche à Napoléon. Elle tourne en ridicule ceux qui veulent refaire le Bucentaure, que son Empereur a coulé.
« Vous la rencontrerez forcément, et si vous êtes une amie de sa sœur, elle va vous aimer tout de suite. Aucun des écrivains français de Venise, comme vous dites, ne la fréquente. Ici, il n’y a que des sectes. Les épiciers qui ont inventé le commerce inéquitable, les gondoliers qui se prostituent aux Américaines, ils les font payer bien trop cher… Les pires ce sont peut-être les pêcheurs de vongole.
— Les vongole ?
— Les coques ! Les touristes raffolent des pâtes aux vongole, on doit importer des sacs entiers de coques surgelées du Maroc. Mais on en pêche aussi encore, dans nos eaux polluées. Les pêcheurs de vongole sont les mieux informés de Venise. À côté d’eux, vos écrivains français sont des gentlemen excentriques… »
9
La littérature française est un trésor
« Vous les connaissez bien ?
— Tous ! Ils m’amusent. Vos écrivains, nous les choyons. Il y a Jean d’Ormesson, qui est toujours le bienvenu ici, à l’Istituto Veneto. Il y a aussi les fameux deux radoteurs qui se détestent, Jacquelin de Craonne et le regretté Achille Novéant. Je les trouvais divertissants. Ils ne séjournaient jamais à Venise en même temps. Je me demande ce que va devenir Craonne avec la mort de son rival, son existence va se trouver vide. J’espère surtout qu’il a un bon alibi. Tout l’accuse !
— L’alibi de Jacquelin de Craonne, je crois qu’un jeune journaliste de mes amis va pouvoir le lui fournir, il était pris toute la journée pour un reportage, il est à Paris, pas à Rome…
— Mais on a tué Novéant dans la nuit d’hier, ou très tôt ce matin, si ce n’est pas un suicide. Entre eux, c’était une guerre picrocholine qui durait depuis un demi-siècle. Je montais à cheval au Lido avec lui, il y a quarante ans, vous imaginez. J’ai connu Morand, j’ai fait entrer Sartre pour la première fois à la Scuola San Rocco, où il a découvert les sublimes peintures du Tintoret. Si vous continuez à me regarder avec ces yeux émerveillés, je vous raconte que j’ai connu Proust, et Anatole France, et Théophile Gautier, et Chateaubriand, ne me poussez pas trop… Vos écrivains sont les gardiens d’un trésor.
— Notre littérature…
— Non, un trésor réel, figurez-vous. Ils se le transmettent, ils ont une sorte de… comment dirais-je, de local, où ils cachent Dieu sait quoi, un manuscrit de Casanova ou des lettres de Proust, le second volume des Cent vingt journées du marquis de Sade, je ne sais pas, ils finiront par nous le dire.
— Vous pensez que c’est lié à la mort de Novéant ?
— Vous savez pourquoi je vous ai tout de suite prise en affection parmi les intervenants de ce soporifique colloque ? Parce que je suis merveilleusement et fantastiquement vieux, hors d’âge, hors compétition, et que je puis donc me permettre de vous dire que ce matin vous êtes la plus jolie. Vous avez la flamme dans l’œil. Pénélope, dans quelque temps, je serai dans ma caisse, et vous penserez à moi ! »
Au détour d’une phrase de ce badinage, Crespi lance une révélation comme on envoie une balle à un chat, tout sourire : « C’est depuis la dernière guerre que les écrivains français ont mis la main sur une pépite, un des trésors de Venise. Du temps de vos poètes symbolistes, d’Henri de Régnier et de José Maria de Heredia, ils faisaient de jolis vers, plus personne ne les lit. À l’époque de Proust et de son ami Jean-Louis Vaudoyer, le critique d’art qui écrivait sur Vermeer, il n’y avait qu’un lieu de rendez-vous, ouvert à qui voulait, c’était le café Florian, rien de plus, alors que, depuis, cette amicale d’écrivains s’est structurée…
— Vous croyez donc qu’il existe vraiment un cercle des écrivains français de Venise ?
— Mais oui. Ils ont des statuts, une liste de membres, et réellement une cachette, un étage sous les combles d’un palais, ou une chapelle, à ce qu’on m’a dit, ce n’est pas un fantasme, une légende urbaine.
— Une salle de réunion pour écrivains ? C’est invraisemblable, ou si ça existait ça se saurait, il y aurait déjà eu quinze reportages sur le sujet et ils se seraient tous fait tirer le portrait dans la salle du club, Philippe Sollers avec une cigarette à la main, Jean d’Ormesson faisant son yoga…
— Personne n’en parle ! C’est le contraire absolu du Harry’s Bar, un lieu plus que discret, m’a-t-on dit. Paul Morand avait failli m’y emmener une fois parce qu’il avait besoin d’un livre qui s’y trouvait. Je vous promets que cela existe. Aucun Vénitien n’en a franchi le seuil, c’est interdit par les statuts. J’ai cherché longtemps, je n’ai jamais pu savoir où se trouve la cachette, il faut être initié.
— C’est ridicule.
— Venise est plein de clubs très fermés, de l’École biblique à l’équipe d’aviron, tous ont leurs caches, leurs planques, leurs parrainages, leurs codes… Vos écrivains nationaux, ils ne sont pas très féministes eux non plus, il n’y a qu’une seule femme parmi eux.
— Je la connais !
— Excellente introduction, Rosa ! Une vraie grande dame. Si cela vous intrigue, essayez de la faire parler. Elle aime faire marcher la solidarité féminine, je crois même qu’elle est un peu portée sur les demoiselles, je vous préviens, vous faites ce que vous voulez. Elle vous montrera peut-être où se trouve la cachette…
— Et cette “pépite”, ce manuscrit, leur trésor ?
— J’ignore de quoi il s’agit, c’est tombé entre leurs mains à la Libération. Une prise de guerre des fascistes, m’avait dit Morand, ils l’ont planquée.
— Un acte de résistance ? Ou alors c’est qu’ils étaient mussoliniens ?
— Allez savoir… Avec les écrivains français… Un peu des deux… Pendant quelques mois, ici, dans l’Italie du Nord, beaucoup de biens, de collections, d’œuvres d’art même, n’avaient plus vraiment de propriétaire certifié. Mussolini avait réuni, à la fin, un trésor colossal, personne n’a jamais rien revu… Mais venez, je bavarde et vous allez m’aider. J’ai du mal à marcher, je voudrais m’assurer que tout est fin prêt pour le concert de ce soir. Un colloque scientifique sans concert, c’est comme des pâtes sans vongole. »