Выбрать главу

À la dernière page de Libération, Donna Leon, qui est américaine — et a toujours refusé, pour avoir la paix, que ses enquêtes policières à Venise soient traduites en italien —, témoigne : les écrivains français de Venise, elle les connaît bien. Ils se haïssent tous plus ou moins et elle trouve cela très drôle. Comment croire qu’on en veuille à ces vieux messieurs indignes avec leurs cravates tricotées de chez Charvet ? Et une seule femme parmi eux, cette formidable Rosa Gambara, une amie, est-ce bien raisonnable ? Ils se croient encore au XIXe siècle ?

13

Les quatre cavaliers de l’Apocalypse

Venise,

jeudi 25 mai 2000

Pénélope, ce matin, a mis dix bonnes minutes à se maquiller. En robe noire et collier de corail, sans trembler, elle a pris place devant la table drapée de velours où s’alignent les quatre « cavaliers » en plastique portant les noms de ceux qui doivent s’exprimer cet après-midi-là. Apocalypse : elle est en dernier et va donc devoir écouter d’abord les trois autres en mimant, sous les yeux de tous les participants qui depuis la première matinée se sont raréfiés, l’intérêt le plus vif — politesse élémentaire de tout intervenant de colloque.

Elle tient à la main ses dix pages d’intervention : « Du Canal Grande au Grand Canal, les gondoliers de Versailles. » À côté d’elle la Monténégrine, air féroce, casque de traduction sur les oreilles, sentant l’eau de Cologne, va d’abord parler des « Gondoles et esquifs dans les bouches de Kotor au temps de la domination vénitienne » avec le ton revanchard de celle qui se souvient que Venise, pendant des siècles, exploitait et colonisait son peuple. Un jeune maître de conférences de Grenoble-II défendra les couleurs des historiens de l’art de l’université dauphinoise, le gratin des passionnés par le baroque : « Musiques et chansons des gondoliers, de l’âge classique au romantisme. » Ensuite, ce sera Carlo, rayonnant dans un polo Lacoste bleu clair — quand les Italiens veulent affirmer leur amour de la France… Il a apporté des diapositives et parlera du « Bucentaure, navire de parade ou nef des symboles ? ».

Lui, Pénélope va l’écouter. Ça changera du visage déformé d’Achille Novéant, avec la mâchoire détachée et la dent en or qui brille, que la RAI diffuse en boucle.

Le sujet de recherche de Carlo rejoint le sien, la transition sera facile : les Vénitiens n’auraient-ils pas inventé une symbolique de la grandeur dont le célèbre navire rouge et or était la plus belle manifestation, chargé d’emblèmes et d’allégories très comparables aux ornements politiques qui triomphent à Versailles ? Par la fenêtre, le Grand Canal, qui a depuis des siècles entendu tant de belles choses inutiles, miroite doucement…

Pénélope a retrouvé, au colloque, un groupe de conservateurs encore en formation à l’École du patrimoine, ses futurs collègues, quel coup de vieux ! Ils font un stage à Venise : de son temps, ce luxe aurait été impossible, mais le directeur a signé une convention avec l’Istituto Veneto. La promotion s’est donné le nom de l’archéologue Antoine Quatremère de Quincy, promotion Q de Q, disent-ils, ça promet ! Où les mènera l’amour des vieilles pierres ! Pénélope revoit les silhouettes de ses amis, les « conservateurs stagiaires » d’il y a cinq ans : les échalas, les mignonnettes, les chemisiers à rayures de l’École du Louvre, les jeans mal coupés des archéologues, rien n’a changé, ce sont les mêmes, elle sourit avec tendresse. Pénélope n’a pas fini de les voir : ils sont logés comme elle dans les chambres pas plus grandes que des cabines de bateau du bâtiment moderne qui dépend de l’université, la Ca’ Foscari. Parmi eux, trois ou quatre restauratrices — depuis 1996 l’École du pat’, comme on dit, a absorbé l’Institut de formation des restaurateurs d’œuvres d’art —, il est bon que ces deux corps de métier appelés à travailler ensemble apprennent à se parler et cessent de se mépriser réciproquement. Les voyages scolaires doivent se faire en commun. Il faudra fêter le premier mariage. Ici, à Venise, tous doivent aller visiter quelques vieux restaurateurs très connus qui œuvrent pour les musées et les grands collectionneurs.

En 1687, le doge de Venise avait offert à Louis XIV quinze gondoliers républicains, ils avaient passé les Alpes sous la neige, on avait fait construire pour eux, au bord du « Grand Canal » et du « Tapis vert » dans les jardins du château, ces bâtiments qui s’appellent encore « la petite Venise » : Pénélope avait retrouvé les documents, les témoignages, étudié l’architecture, ramé parmi les mémoires du temps et les correspondances de la cour, pendant trente-cinq minutes pas une de plus, elle avait redonné vie à des fantômes…

À la pause, Pénélope se sent en vacances. Son tour est passé, elle a été très écoutée, elle a pu tout dire, on lui a posé des questions. Elle danse sur le Campo Santo Stefano, devant la longue façade orangée de l’Istituto Veneto qui s’ouvre en une loggia ornée de fines colonnes blanches. Elle vient de payer son séjour avec son intervention, maintenant elle est libre. Elle mérite un verre.

L’agitation sur la place, sur le pont de bois de l’Accademia, est sans commune mesure avec les révélations que contenait son excellente communication en trois points. Tout le monde parle de Novéant, chacun a une anecdote à rapporter, un autre nom d’écrivain croisé dans les calle à citer…

Carlo est sorti derrière elle.

« Venez, on va fêter votre talent, c’était brillant ! Pas ici, le café des vrais Vénitiens c’est celui qui est au fond de la place, en face de l’église, il leur reste deux chaises en terrasse. Je dois brosser mon français. On se dit tu, je veux travailler un peu la deuxième personne du singulier, si tu permets ? »

Il est direct, ce Carlo. Il y a du nouveau à propos de la mort d’Achille Novéant. L’horrible photo du cadavre est en une, dans le Gazzettino et dans La Nuova Venezia. Tout Venise lit, commente, un voisin moustachu détaille chaque phrase à haute voix et donne son avis. Le directeur de la Villa Médicis, le dernier à avoir vu la victime, vient de publier sa version des fais.

« Je crois, dit Carlo, que ça va plaire ! C’est la première fois qu’un tueur en série décide d’opérer dans le milieu littéraire, ça risque d’être plus intéressant que d’habitude. Les serial killers qui s’attaquent aux filles de seize ans, on n’en pouvait plus, enfin un tueur de vieux messieurs ! »

Pénélope hésite à rire. Achille Novéant, raconte le Gazzettino, a été battu à mort, selon un des employés de la Villa, avant d’être jeté du dernier étage. Son témoignage va bien plus loin que ce que les enquêteurs ont dit à la presse. Le système de sécurité aurait été désactivé, la caméra de l’entrée tout simplement débranchée. Que faisait-il à Rome ? Pourquoi était-il dans la chambre turque ?

Un des élèves de la promotion Q de Q, plus dessalé que les autres, un jeune conservateur de la spécialité Monuments historiques qui ne quitte plus une restauratrice de photographies anciennes, premier vrai succès du rattachement administratif, est allé acheter Le Monde et Le Figaro au kiosque en face du café, qui a la presse internationale. Il s’installe, va vers le bar pour commander un verre, Pénélope l’arrête au passage et l’invite à s’asseoir avec eux. Carlo ne manifeste aucun déplaisir mais évite d’adresser la parole à l’intrus.