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La force de Pénélope c’est qu’elle connaît Venise à la perfection sans jamais y être allée. Au concours des conservateurs, l’art vénitien était au programme. Tout le monde savait tout sur la peinture, c’est tombé sur un sujet de sculpture. Elle a toujours aimé les cours d’option où il y a le moins d’inscrits : l’histoire de l’estampe, les textiles, la sculpture, la critique d’art au XIXe siècle… La première épreuve du fameux concours est une dissertation en cinémascope dans laquelle il faut briller, savoir presque rien sur presque tout, de l’Antiquité à nos jours, puis vient ce redoutable commentaire d’œuvre d’art où il faut être capable de dire presque tout sur presque rien. À l’oral, on pioche des enveloppes en kraft qui contiennent des photos. Elle était tombée sur la statue équestre de Bartolomeo Colleoni, devant l’église San Zanipolo. Pénélope avait mis ses lunettes : les conditions de la commande de la statue, le tour de force technique, les sources artistiques, sa place dans l’espace du campo, sa dimension symbolique, sa présence dans la peinture de Canaletto à Giorgio De Chirico, sa transformation en mythe littéraire, sa récente restauration et une dernière vocalise pour évoquer les problèmes concrets de conservation préventive qu’elle pose désormais, jusqu’à ce que les membres du jury, un genou à terre, aient définitivement reconnu une des leurs. Elle avait retiré ses lunettes à la fin. Le chef-d’œuvre sculpté par Verrocchio avait été son triomphe à elle, un 18, diva assoluta, abracadabra, elle s’était retrouvée « conservateur du patrimoine » de l’État. Alors, cette statue jamais vue, ce matin, elle veut la photographier, lui dire merci. En plus de faire ses baisemains au Colleone, elle veut visiter le Palazzo Fortuny, voir les plus beaux tissus du grand créateur de mode de la Belle Époque. Les tissus, sa passion.

Gagné, bien joué, elle est sortie. Elle a un plan en main. Elle file vers celui qui l’attend, son fiancé en armure. Elle sait qu’il est là pour elle, dans son immobilité de bronze : le Colleone, ou « le cheval » comme on disait dans les tavernes, le redoutable chef de guerre du XVe siècle, condottiere en voyage, commandeur de Don Giovanni, la plus altière statue du monde, morgue incarnée, bride abattue, éperons d’or.

Pénélope aime bien Bartolomeo Colleoni. Au XVe siècle, il avait demandé aux Vénitiens tremblants devant sa force de bête brute d’avoir son tombeau à Saint-Marc. Venise promit — et le laissa mourir, content et mal payé, dans son château de Malpaga. On joua sur les mots : le monument au terrible capitaine fut installé non pas devant la basilique de San Marco mais devant la Scuola San Marco, qui est aujourd’hui un hôpital. Pour apaiser la mauvaise conscience qu’on avait de cette entourloupe, c’est au grand Verrocchio que le monument à la gloire du chef des mercenaires de Venise avait été commandé.

Cette promenade à toute allure restera comme le vrai souvenir que Pénélope gardera de Venise. La ville défila, elle ne regarda rien en détail, les façades, les ponts, les palais, l’éblouissement des petites églises, la place Saint-Marc en diagonale, le campanile et la basilique, la tour de l’horloge, les promeneurs, les vieux qui lisent les journaux, toutes ces images se sont fixées dans sa mémoire comme si elle ne devait jamais les oublier, sans raison, sans l’avoir voulu, parce que c’était le premier choc, sa vraie découverte de Venise. À laquelle ne prépare aucun cours d’histoire de l’art.

Pénélope arrive enfin sur le campo.

Elle n’avait pas fait une erreur, pas un pas de trop. Elle avait traversé carte en main une série de canaux, trouvé le Campo Santa Maria Formosa, erré un peu, et au moment où elle se croyait perdue, elle avait aperçu un panneau jaune, le seul, indiquant « Colleone ».

Le Campo San Giovanni e Paolo — « Zanipolo » en dialecte vénitien — est presque vide : les chenilles de touristes qui vont l’envahir bientôt sont encore à Saint-Marc ou au Rialto. Pour le moment il y a juste quelques habitués au café, un marchand de légumes, une infirmière au téléphone.

Il se dresse face à elle. Son héros, bec d’aigle, sourcils, mâchoire, gantelets. Elle ne pensait pas que le socle serait si haut. En élevant le grand homme au-dessus de la mêlée, on le voit moins, c’est malin.

Elle retient son souffle.

Au pied du socle, dans une mare de sang caillé, les poils marron collés par le sang séché, une tête coupée. Une tête de chat, noire, avec une tache blanche entre les oreilles.

4

Un cheval de Venise à Paris

Paris,

mercredi 24 mai 2000

Wandrille est entré le premier dans la chapelle par la porte latérale, bloc-notes en main, un Leica en bandoulière, car il tient à se distinguer au milieu du lumpenproletariat des pigistes, qui passent, comme lui, au gré des commandes de « papiers », d’un magazine à un autre. Il veut aussi montrer à ce photographe ballot avec lequel il est attelé cette fois-ci qu’ils peuvent parler entre professionnels.

Fasciné, il photographie le cartel gravé dans le cuivre sur le côté de la statue : « Andrea Verrocchio, statue équestre de Bartolomeo Colleoni (1481–1488), Venise, Campo SS. Giovanni e Paolo, moulage fait sur l’original. » Il retrouve ici, à l’École des beaux-arts, à deux minutes de Saint-Germain-des-Prés, la sculpture qui l’avait fait trembler quand il était enfant. La croupe est un peu poussiéreuse, il faudra donner un coup de plumeau avant la séance de photos, mais ça a de la gueule, si on peut dire ça d’une croupe.

Le cheval de bronze, se dit Wandrille, c’est un souvenir de grandes vacances et surtout un des glorieux faits d’armes de sa Pénélope au concours, il a oublié les détails. Elle aime bien rabâcher, ça ne s’arrangera pas avec l’âge. Quatre ans ensemble, un vieux couple ! Elle est gentille, Péné, elle est brillante, elle a de jolis seins, mais bon, parfois… Elle n’a vraiment peur de rien, la petite chérie, elle est partie hier pour Venise expliquer aux Vénitiens ce que c’est qu’une gondole. Elle ne parle pas un mot d’italien, ou à peine. S’ils la gardent un peu, ou si elle se plaît, dans quinze jours elle interrompra les marchands de verre de Murano pour corriger leur accent. Pas de nouvelles depuis son arrivée à l’aéroport Marco-Polo. Elle m’oublie, tant pis !

Wandrille explique au photographe ce qu’il doit mettre en valeur. Chaque détail de la sculpture est parfait, ciselé comme un bijou, la cuirasse, les gants de fer, les étriers, le décor de la selle. Il se recule pour mieux voir pendant que l’autre, qui l’écoute à peine, cherche l’interrupteur et les prises pour son matériel. Il ne pense plus que c’est une reproduction en plâtre, il est à Venise, d’un coup. Que de souvenirs cauchemardesques ! Il n’a jamais pu se plaindre à personne : une semaine à Venise ? À l’hôtel Bauer ? Et toi tu râles ! Il connaît la ville par cœur depuis son enfance, la corvée romantique des parents, chaque mois d’avril depuis des lustres. Ce qui est beau dans cette statue c’est qu’elle forme un grand triangle : le cavalier sur ses assises, jambes tendues, le casque qui fend l’air comme une lame. Il dégage une force surhumaine. C’est le soudard sublime, envoyé de Dieu pour porter le fer parmi les hommes.