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Zoran tente de plaisanter:

«Vous avez filmé, j’espère, le moment où nous avons déboulé…

— Tais-toi.

— Le spectateur, poursuit Zoran, a cru pendant une heure que l’action se passait sous Louis XVI. Une porte… comment dire, s’ouvre, il comprend qu’il est dans un film, que la Révolution a eu lieu, que la vie est un songe, qu’il vient de vivre la fin d’un rêve. Moderne. Vous tenez votre film, mesdames et messieurs! Cette porte est la porte du temps.»

Marie-Antoinette et son frère Joseph reculent, ulcérés. Même pas le droit de profiter de la pause pour fumer. Ils décident de partager un diet Coke.

«Je suis la conservatrice responsable des tissus, je dois contrôler que tout se passe bien. Vous avez interdiction de tourner dans le lit et sur le tapis.

— Vous savez combien on vous paye la journée de tournage? demande, pleine de morgue, Nancy Regalado. Vous saccagez notre travail! Les châteaux de la France ne peuvent plus être dirigés par des curators. Regardez! Cette fille veut donner des conseils à Nancy Regalado! Pour le lit de la Reine, on en a fait un autre avec des tissus de chez Prelle, beaucoup plus beau, avec les rubans en bleu au lieu de ce vert layette dégueulasse. On fera le montage. Tous en place, Joseph, la Reine, le gentilhomme en noir. On tourne.»

Bonlarron, prudent, a emprunté l’autre issue, celle qui conduit à un couloir, et ne s’est pas fait voir: rapatriement vers les bureaux. Pénélope et Zoran referment sans rien dire la porte du temps.

«Quand elle fera de bons films, la Regalado, elle aura sa rétrospective au Centre Pompidou. Ses dialogues sont nuls.

— Écoute, Zoran, tu es en nage, calme-toi, il faut que je retrouve mon président pour un rendez-vous important. Propose-moi dix artistes contemporains qu’on peut inviter ici, je défendrai ton projet… Attends, c’est Wandrille qui appelle…»

La sonnerie de Pénélope provoque des hurlements de rage de l’autre côté de la porte. Le rire de Zoran se déclenche en écho.

Wandrille arrivera plus tôt, pour le déjeuner. Seconde sonnerie: le plombier, qui doit passer chez elle pour l’évier qui fuit. Pitié!

M. Bonlarron s’est retiré dans son bureau, où l’attend Médard devant une bouteille de Lagavulin de seize ans d’âge. Il ne lui dit pas de sortir. Rouge écarlate, Bonlarron appelle son collègue du château de Waddesdon. La conversation commence dans un anglais de classe de troisième. Médard a bien envie de prendre le combiné et d’expliquer lui-même ce qu’il vient de vivre.

Il regarde en souriant Bonlarron à la peine. Jaret, deux pas derrière, le couve du regard. Le Britannique n’a pas l’air de comprendre, Bonlarron murmure:

«Vous êtes certain? J’aimerais beaucoup que nous puissions faire une confrontation. D’abord en photo, ensuite peut-être en vrai. Ce que vous me dites, cher collègue, ne me rassure pas. C’est fascinant.»

9.

Où l’on apprend que Versailles est encore en 110 volts

Château de Versailles, bureau du président Vaucanson, suite de la même matinée

La voiture qui se gare dans la cour d’honneur, comme si elle était chez elle, est la Jaguar verte et trop neuve de Deloncle. Il va voir le président de Versailles. Pénélope l’aperçoit de sa fenêtre. Elle doit oublier tout ce cauchemar, le doigt coupé, le cadavre dans le bassin, le meuble en trop, l’art contemporain, la Regalado, Wandrille qui débarque dans une heure, le plombier aussi fuyant que l’évier, qui vient de déclarer forfait — et se concentrer sur ce rendez-vous.

Convoquée dans le bureau du président, Pénélope entre en laissant passer le visiteur devant elle. Deloncle, elle le connaît un peu. Avec un groupe de conservateurs stagiaires de l’École nationale du patrimoine, ils avaient organisé un rendez-vous avec le puissant président de la société Patrimoine Plus. Il les avait invités tous les huit à déjeuner au Café Marly. «Allez-y, avec une longue cuiller», leur avait conseillé la directrice des études. Deloncle gère deux musées parisiens, un château de la Loire, et non des moindres, Cérisoles, un complexe de villas et de musées sur la Côte d’Azur, l’immense domaine de Valpardi dans l’Essonne. À coups de mannequins en cire tartignolles, d’audioguides bêtas et de goûters costumés pour enfants, il a multiplié les entrées dans chacun de ces lieux par huit ou dix. On l’a vu dans tous les magazines, en blazer à boutons dorés et cravate Hermès à petits poneys, affichant son rêve: privatiser le château de Versailles.

«C’est notre ennemi, a dit Vaucanson vendredi à Pénélope. Pas “ennemi” au sens où vous, pauvres conservateurs, vous êtes tous ennemis les uns des autres, parce que l’un a monté une expo de tabatières, pardon de boîtes en or, ou de potiches chinoises que l’autre aurait voulu faire. Deloncle, c’est un tueur. Il aura notre peau. Je ne sais pas s’il voudra d’abord la mienne ou celle des braves savants de votre corporation. Il y a beaucoup d’argent en jeu. Vous allez voir comment je vais l’enfumer. Et vous défendre.»

Aloïs Vaucanson ne se tient jamais derrière son bureau, qui lui sert à entreposer des piles de livres anciens. Assis sur une chaise à côté, il en indique une autre à son interlocuteur. Pénélope avance une banquette en velours rouge bien élimée et sort son carnet de notes. Vaucanson attaque en piqué:

«J’ai tenu à vous voir, parce que le ministre de la Culture m’a transmis votre projet. Si je résume votre pensée, le patrimoine est la richesse de la France. Géré par des énarques comme moi et par des conservateurs du patrimoine comme Mlle Breuil, que je vous présente, historiens de l’art formés à la hâte au marketing et à la communication dans leur nouvelle école, l’ENP, c’est un gouffre. Géré par vous, des HEC capables de tout comprendre en ayant lu trois Que sais-je? le patrimoine doit servir de pétrole à la France. Et vous voici à Versailles! Je caricature? Car vous ne vous intéressez pas aux cas difficiles, aux châteaux perdus du Limousin, à l’architecture de Perret au Havre, il vous faut tout de suite le caviar: nous. Vous voulez qu’on fasse un musée de cire, comme à Cérisoles-sur-Loire? J’y suis allé, j’ai vu…

— La presse a été très élogieuse, le public apprécie…

— Il est bien le seul. Votre discours a pu convaincre, naguère, quelques élus locaux aux abois, il ne passe plus.

— Ce que nous vous proposons, c’est simplement de nous confier la gérance de certains espaces…

— Ce n’est pas ce que dit cette note, que m’a transmise le conseiller pour les musées du cabinet du ministre…

— … de vous aider pour ce que vous ne savez pas faire. Un restaurant au Grand Commun, là où se trouvait le service de la Bouche du Roi sous l’Ancien Régime, pour les touristes, mais aussi pour le personnel…

— Une sandwicherie? Les serveurs porteront des perruques? Vous voulez un Parc Astérix, avec des attelages dans le parc? Eurodisnailles? J’ai d’autres idées pour le Grand Commun. Un centre de recherches historiques.

— Nos techniciens peuvent vous aider, le mois prochain, pour contrer le bug de l’an 2000, sauf si vous avez déjà tout prévu.

— Pardon?

— Le bug informatique mondial. C’est dans un mois.

— Peur millénariste puérile. La seule chose qui risque de “beuguer” ici, c’est la pendule astronomique de Passemant.

— Celle devant laquelle Louis XVI avait veillé jusqu’à minuit pour voir s’écrire les chiffres de 1789?