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— Donc une menace. Combien de divisions?

— Imagine que les meilleurs esprits d’une époque se retirent du monde, décident de vivre en communauté et s’installent pour lire, réfléchir, écrire et prier à quelques lieues du château le plus clinquant, le plus coûteux, le plus tape-à-l’œil… Ils sont brillants, intelligents, non violents, ils pratiquent le jardinage et la culture des arbres fruitiers comme une philosophie, traduisent la Bible, les auteurs grecs et latins, se lancent dans des travaux de mathématiques… Ils s’habillent en noir, se marient entre eux, gagnent vite des amis à Paris et aussi à la cour où l’obligation de dépense et de faste fait grincer des dents. Plutôt que de se ruiner à Versailles, les grands seigneurs trouvent assez beau d’aller faire leur salut éternel à Port-Royal!

— Les snobs!

— Si tu veux. Ils ne disent rien. Ils inventent avant tout le monde une forme de résistance passive, bref, tu vois, très moderne.

— Gandhi! Avec son rouet.

— Ils font peur: ils pensent. Le Roi comprend qu’il ne pourra jamais se les allier. Il décide une mesure radicale. Les religieuses et les religieux sont dispersés. Port-Royal rasé.

— Vous êtes jansénistes, encore aujourd’hui? Le jansénisme a survécu à ça?

— Oui. Je me sens janséniste. Tu sais, je n’en parle à personne d’habitude. Nous nous cachons depuis toujours, nous avons nos prêtres, nos écoles, nos cours de catéchisme. À Paris, il y a un vrai village janséniste un peu secret, du côté de la rue Saint-Jacques et du RER Port-Royal…

— Ah tiens? Pourquoi ce nom à Paris?

— Parce qu’il y avait Port-Royal de Paris, avec sa bibliothèque, sorte d’abbaye sœur de Port-Royal-des-Champs. C’est devenu l’hôpital Cochin, tu connais, la maternité Baudelocque-Port-Royal? Dans la famille de papa, c’est un peu particulier. Nous sommes devenus jansénistes au XVIIIe siècle, après la destruction de l’abbaye. Nous avons eu un ancêtre présent au cloître Saint-Médard.

— C’est une bataille?

— C’est un haut lieu mystique, au cœur de Paris, où il y a eu des miracles vers 1730. Une belle église, qui existe encore, intacte. Nous en prenons soin. La famille a une maison à côté, rue du Puits-de-l’Ermite. La politique et la religion étaient indissociables à cette époque. Paris bouillonnait en secret avant 1789. Beaucoup de parlementaires, qui s’opposaient à Louis XV, ont soutenu le peuple qui se rassemblait là-bas, dont mon ancêtre.

— Il était dans le peuple?

— Tu penses! Il était conseiller au Parlement de Paris, robe rouge, perruque et falbalas. Ça explique pourquoi l’aïeul banquier du XIXe siècle, dont la fille venait d’épouser un Croixmarc de chez Croixmarc, descendant de cet illustre magistrat du temps de Louis XV, a voulu acheter ici, voisiner avec Port-Royal-des-Champs. C’est sans doute la vraie raison, que n’a pas devinée Zoran, pour laquelle il a voulu déguiser son acquisition en boîte à joujoux du XVIIe. Le potala devait avoir l’air de dater de la grande époque, d’être contemporain de Port-Royal.

— Je ne comprends pas. Les jansénistes n’ont pas tous été persécutés et exterminés par Louis XIV? C’est ce que tu viens de dire…»

Léone commence alors un grand récit en cinémascope. Port-Royal a été vidé et détruit intégralement en 1709 et 1710. Cette destruction a été la résurrection du jansénisme. Louis XIV a fait abattre tous les bâtiments. Pire, on a profané le cimetière. Le Roi a seulement fait sauver les tombes de Pascal et de Racine, parce qu’il savait que c’étaient les grands hommes de son règne et que la postérité le jugerait. On a transféré leurs restes à Paris, dans l’église Saint-Étienne-du-Mont. Le jansénisme, au XVIIIe siècle, a eu besoin de se cacher. Il a changé d’apparence. Les habits noirs avec les grands cols amidonnés des portraits des solitaires les auraient fait repérer. Pour être actifs, puissants, au milieu de la foule, ils ont dû se dissimuler. En se montrant le plus possible. Le jansénisme, pour s’infiltrer, a pris un masque somptueux. Mgr de Caylus, évêque d’Auxerre, crypto-janséniste, roulait dans un carrosse doré tiré par huit chevaux, portait des dentelles, une améthyste au doigt et des croix incrustées d’émeraudes. Les jansénistes ont occupé de hautes charges à la cour, ils se sont protégés.

«Ils se sont vengés?

— Oui, Wandrille, trois fois, figure-toi. Le jour où le peuple de Paris a pris la Bastille, le jour de 1793 où la tête de Louis XVI a roulé sur l’échafaud, le jour où l’abbaye de Saint-Denis a été saccagée et où les tombeaux des rois de France ont été ouverts. Un, deux, trois.

— Vous n’étiez peut-être pas la seule cause de ce phénomène?

— Qu’en sais-tu? Que sais-tu de l’importance véritable du jansénisme? Nous haïssons Versailles, nous n’avons pas fini de le saccager, tu vas voir. On va le faire nôtre! Les jansénistes sont encore intouchables aujourd’hui. Regarde, moi, je suis danseuse de corde, tu crois qu’on penserait que je suis avant tout une petite chrétienne de Port-Royal?»

Joignant le geste à la parole, Léone saisit les arceaux qui pendaient à un des chênes de la clairière. Tête en bas, jambes ouvertes, grand écart. Elle rit:

«Mon corps est tout entier offert au Dieu clément.»

Wandrille lui tend la main, dompteur de cirque aidant une écuyère à descendre de son cheval. Léone, en pleine forêt, s’incline devant un public imaginaire. Au fond de la clairière l’édifice semble la maquette d’un bâtiment plus grand. À mi-chemin entre le caveau de famille et l’église de village.

Léone se penche vers Wandrille, et devant cette chapelle champêtre où, petite fille, elle avait rêvé de se marier, où elle imagine maintenant de faire intervenir un artiste contemporain conceptuel connu d’elle seule et de quelques collectionneurs de Shanghai, avec naturel, elle l’embrasse.

4.

Nécessité absolue de service et tire-bouchon

Ville de Versailles, début de soirée du lendemain, mardi 23 novembre 1999, vers 19 heures

C’est noble et grand, Versailles à 19 heures, tout est éteint, tout est fermé. Un crime a été commis, personne n’en a parlé. Le silence de la soupe qui fume pourrait faire peur à quelques esprits fragiles habitués aux villes bruyantes et à la sécurité que procurent les boulevards noirs de monde et les embouteillages tardifs. Le calme de Versailles est presque une menace pour les âmes errantes. Le promeneur, épié, sait qu’il faut rentrer vite. Les conducteurs des voitures ralentissent pour le dévisager.

Pénélope marche lentement. Les écuries de la Reine, devant lesquelles elle passe, sont devenues la cour d’appel, et devaient être mieux tenues quand elles servaient d’écurie. L’herbe pousse dans la cour, les pavés disjoints éclatent sous les roues des camionnettes de police. Pénélope, emmitouflée dans son vieux manteau bleu, rentre chez elle. Elle attend le retour de Wandrille, sa première visite plutôt, car il n’a jamais vu sa nouvelle Ithaque. Il devait venir la veille, mais son père tenait au dîner de famille, il s’est décommandé.

Elle tient de plus en plus à lui. Il l’amuse. Il est tellement à l’opposé de ses collègues, de ses amies. Il a su l’attendre pendant ces deux ans passés à Bayeux dans son premier poste, lui rester fidèle. Elle a bien résisté, de son côté, aux tentations bocagères. Maintenant qu’elle est à Versailles, rien ne devrait plus les menacer. Pénélope se sent fatiguée et heureuse. En plus, il se passe des choses étranges.