— La revanche des jansénistes, la victoire de Port-Royal rasé!
— Nous n’avons pas pu raser Versailles, pas encore. Détruire le palais. Je plaisante. On m’y a nommé conservateur, j’emploie mes forces à le faire perdurer…
— Vous vous êtes contentés des jardins, du potager.
— Pour le cimetière j’ai été surpris, je vous l’avoue. Je ne m’attendais pas à voir les os réapparaître. Les pierres tombales sont restées dans l’église du village de Magny-les-Hameaux.
— Vous avez miné Versailles de l’intérieur, vous lui avez donné un sens invisible. Vous en avez fait votre mémorial.
— Nous avons aussi vidé les tombeaux des rois à Saint-Denis. On a sorti de terre le cadavre gangrené de Louis XIV. Un des soldats a coupé la moustache d’Henri IV pour l’offrir à sa petite copine. Nous ne cherchions pas la vengeance, mais la justice et la vérité.
— Louis XVI a payé pour Louis XIV.
— Et pour Louis XV qui avait fait incarcérer tant des nôtres, toléré que l’on ferme le cimetière et le tombeau du diacre Pâris. Vous savez où l’on a enfermé Louis XVI?
— Dans la vieille tour du Temple transformée en prison.
— Bien, Wandrille. Et qui était bailli du Temple, avant la Révolution, logé dans cette forteresse médiévale que personne n’avait voulu détruire au cœur de Paris? Louis-Adrien Le Paige. Il y avait ses appartements. Ces meubles sobres et simples que l’on voit dans les gravures monarchistes montrant Les Derniers Adieux du Roi à sa famille ou Louis XVI dans sa prison, ce sont les appartements de Le Paige. On a voulu faire croire que c’était le logis de l’historien de l’ordre de Malte qui lui aussi habitait là, erreur! Tout s’est passé comme si le chef des jansénistes secrets avait lui-même emprisonné le Roi.
— Vous divaguez, intervient Pénélope, c’est aussi absurde que de dire qu’on a mis le Roi au Temple parce que c’était le château des Templiers et que l’échafaud de 1793 a été la revanche de Jacques de Molay, brûlé vif par Philippe le Bel. J’ai lu ce genre de divagations dans des ouvrages peu sérieux.
— Absurde? Pourquoi croyez-vous que Le Paige, qui était avocat au Parlement de Paris et aurait dû habiter un joli hôtel particulier à la mode, avait voulu loger au Temple à l’ombre d’un donjon sinistre? Vous ne pensez pas que les Templiers et les jansénistes, c’est un peu la même histoire? Des hommes de bien, des hommes de Dieu, des hommes de culture et d’honnêteté, des hommes riches et des hommes du peuple, qui par leur simple existence constituaient, pour les rois de France, la menace suprême.»
Bonlarron se lève, marche vers la fenêtre, et poursuit avec autorité:
«La République n’a jamais oublié la mémoire de Port-Royal et de Saint-Médard, elle sait ce qu’elle nous doit. L’Église officielle nous hait sans trop oser le dire. Quand François Mitterrand a fait entrer l’un des nôtres au Panthéon, l’abbé Grégoire, l’archevêque de Paris a protesté. Les journalistes n’ont pas bien compris pourquoi. Pénélope, vous avez eu une éducation religieuse?
— Chez moi, à Villefranche-de-Rouergue, pas beaucoup depuis. Je m’ennuyais au catéchisme, j’aurais voulu qu’on me raconte comment Moïse avait traversé la mer Rouge, comment Jésus avait multiplié les pains. On n’apprenait pas beaucoup les miracles, je suis tombée à la mauvaise époque. Une dame très comme il faut organisait des débats sur la peine de mort, sur l’avortement et l’euthanasie.
— Je vois. Vous avez compris au moins qu’elle avait raison? Que c’est ça, la religion? Réfléchir aux bonnes questions.»
Pénélope se tait pour le laisser parler. Il ne demande qu’à prêcher, comme s’il était devant un auditoire de pèlerins secrets, de premiers chrétiens réfugiés dans cette sorte de catacombe qu’est devenu, avec la tombée du soir, le salon des Croixmarc.
«Ici, c’est le quartier des convulsions: les femmes hystériques étudiées par Charcot à cinq minutes d’ici, à la Salpêtrière, d’où venaient-elles d’après vous? On a leurs noms dans les registres de la faculté de médecine. Elles sont toutes des nôtres. Ce ne sont pas des hystériques, ce sont des saintes. Vous savez pourquoi le quartier s’enflamme si facilement? Parce que nous sommes des flammes. Nos corps sont prêts sans cesse à recevoir les révolutions de ce monde.
— Vous allez finir par me dire que Mai 68…?
— C’est évident. J’y étais. Vous savez combien des nôtres se trouvaient dans la chapelle de la Sorbonne le jour où elle a été occupée? Simplement personne ne l’a su. Personne ne l’a dit. Aujourd’hui beaucoup des nôtres ont des postes à l’université, dans toutes les disciplines, pas uniquement les sciences religieuses.
— Vous allez nous faire croire à une société secrète…
— C’est plus subtil. Nous savons vaguement que nous existons, nous nous reconnaissons parfois, mais nous n’agissons pas. Il y a un membre de la Cour des comptes, un préfet, un conservateur de Versailles, un ancien ministre, une éditrice célèbre, une boulangère, une ancienne diplômée de l’école du cirque avec mention… Nous n’avons rien à faire sur terre. Nous laissons opérer la Grâce divine. Nous n’avons pas à tramer de complot ou de réunions nocturnes pour décider de revenir à la pureté du monde. Nous nous contentons de prier devant nos crucifix aux bras levés. Nous attendons que Dieu se manifeste. Qu’il entre en nos corps. C’est notre manière de recevoir son corps à lui, son corps de douleur et de sacrifice, au-dedans de nous, invisible.»
12.
Cambriolé par le ministère des Finances
Tous fous! Devant l’entrée de la maison familiale, place des Vosges, Wandrille, un peu étourdi, trouve un camion gris et des hommes en gris qui transportent des caisses. Le monde réel. Pénélope a repris le chemin de Versailles, elle dîne ce soir avec Zoran. Sous les arcades, deux fonctionnaires en uniforme reconnaissent le fils du ministre: le GPHP est en action. À l’intérieur, c’est un tourbillon. Son père a organisé un déménagement. Il a décidé de loger à Bercy. Le nouveau ministre ne veut à aucun prix attirer l’attention sur sa maison, achetée pour le prix d’un appartement mochard dans le XVIe arrondissement, au moment où le Marais n’était pas mis en valeur. Au fil des années, et des postes de plus en plus importants qu’il a occupés, des travaux ont été entrepris. Il a dégommé un étage, tout cassé, mis à la benne des poutres peintes du XVIIe siècle et conçu un loft blanc meublé en trente et en cinquante. Wandrille a hérité des combles et d’une série de meubles qui correspondent aux étapes révolues de l’ascension paternelle: un buffet provençal, des étagères en bois blanc, une table avec plateau de Plexiglas, trois ou quatre canapés ostracisés, dont le clic-clac à qui il avait dû sa première conquête, en terminale, une collection de souvenirs. Il y monte directement, imaginant ce qui se passe: le plus beau de ses canapés, celui que sa mère avait choisi il y a dix ans en tissu de chez Pierre Frey, a déjà été enlevé. Sa petite étagère, si pratique pour ranger ses coupures de journaux et ses articles, a été vidée avec beaucoup de propreté sur son bureau, puis embarquée. Pour meubler l’appartement de Bercy, surtout ne montrer aucune des icônes du design qui décorent le salon, les Jean-Michel Frank et les Eileen Gray. En revanche, tout ce qui témoigne de l’époque précédant celle à partir de laquelle ses parents ont eu du goût a été sélectionné. Pour l’appartement de fonction, du fonctionnel.