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Le refuge de montagne de Wandrille a été cambriolé. Passé le premier moment de fureur et après le coup de fil calmant donné à Pénélope, Wandrille commence à ranger. Sur son bureau, il écume dix ans de pages découpées dans Le Monde, Le Figaro, L’Humanité, Le Nouvel Observateur, Le Point et L’Express, tous les portraits de la dernière page de Libération, précieuse documentation sur tous les sujets, qu’il ne regarde jamais, la pile de livres datant de l’époque où il avait imaginé d’écrire une biographie du duc de Windsor, le précieux cahier où il colle toutes ses chroniques depuis cinq ans, ses «œuvres complètes». Sur le verre transparent, à côté de son ordinateur, de ses stylos, de ses lunettes de piscine et de ses cartons d’invitation, il voit tout de suite ce qui manque: les plans achetés à Versailles. Les vues de jardins sont là, les gravures aussi, il n’y a que les deux feuilles manuscrites qui fassent défaut. Impossible d’imaginer que le GPHP vole des secrets d’État du temps de Louis XIV. Wandrille s’assied par terre, compose à nouveau le numéro de Pénélope, et commence à tout reprendre feuille par feuille. Puis il se dirige vers deux armoires que la charité paternelle lui a permis de conserver. Il ouvre le cabinet de toilette, entreprend des fouilles stratigraphiques sous le lit. Une heure plus tard, il en est certain, on lui a volé ses plans.

Appel direct à son père: le ministre, bien sûr, l’envoie paître. Le GPHP travaille parfaitement, ils ont fait venir des déménageurs qu’ils connaissent et une réunion interministérielle commence dans cinq minutes. Depuis son bureau de Bercy, le ministre a conclu, royal, comme quand Wandrille avait huit ans: «Et puis commence par ranger ta chambre.»

Pénélope, au troisième appel, est devenue laconique:

«Ils ont dû les jeter sans faire attention, qui veux-tu que ça intéresse?

— Je ne plaisante plus. Ces plans, c’est capital. Un surtout, qui montre un Versailles qui n’a jamais existé.

— À qui les avais-tu montrés après la vente?

— À toi, et à Thierry Grangé.

— Capable de tout celui-là. Appelle-le. Tu veux son numéro de ligne directe?»

Deux minutes plus tard, Wandrille commence à laisser sonner dans le vide le poste de l’architecte. De guerre lasse, il repasse par le standard, on lui transmet le secrétariat de l’agence d’architecture, qui travaille aussi de temps en temps pour des privés, abus que Pénélope lui a lourdement signalé. On décroche.

Depuis l’heure du déjeuner, personne n’a vu M. Grangé.

13.

Couscous chinois

Ville de Versailles, samedi 11 décembre 1999, 20 heures

À Versailles, le couscous peut être excellent. Il suffit de longer le château par la rue de l’Indépendance américaine, de descendre un peu la rue Saint-Julien et d’aller chez «Tiouiche, spécialités orientales», à deux pas du carré austère et massif du Grand Commun où se trouvaient les services de la Bouche du Roi, le palais des marmitons.

La ville se prépare à Noël. Cette année encore, Saint-Louis, la cathédrale plus intellectuelle, se donne pour but d’enfoncer Notre-Dame, la paroisse des bonnes familles. Les illuminations ont été installées la veille. Le magasin «À la protection de Marie» a fait une vitrine à tout casser, avec des anges et des bergers en papier doré. Pénélope l’a vu en passant sur le parvis de la cathédrale, mais n’a guère eu le temps d’explorer le quartier Saint-Louis. C’est Zoran Métivier, toujours à l’affût des lieux branchés, qui lui a recommandé le couscous et qui l’a invitée à dîner.

Pénélope, heureuse de ne plus entendre parler des jansénistes et de leurs obscures pratiques, a accepté avec enthousiasme. L’hystérie de l’art contemporain lui paraît plus digeste. Surtout, elle a eu le sentiment étrange que cette Léone de Croixmarc menait le jeu, dans son appartement de la rue du Puits-de-l’Ermite. À quoi rimait ce déballage? L’idée de voir cette sorte de rivale accueillir chez elle son conservateur à elle, parler à Wandrille devant elle comme si elle existait à peine, lui donne envie de devenir agressive. Pour agresser, il faut des armes. Zoran en détient sûrement, lui qui a lancé depuis plusieurs saisons déjà ce rendez-vous d’été à Sourlaizeaux, un nom impossible à retenir, genre jardinage, branchitude et petits bateaux. Pénélope attend de Zoran une fiche détaillée et utilisable sur les Croixmarc: Léone, ses amants, ses fiancés et la liste de tout ce qui peut la faire entrer en fureur.

Pénélope attend, seule à sa table, détaillant les décors en céramiques peintes qui donnent au lieu une vraie touche marocaine. Le plafond est digne d’un vieux hammam de Fès. Le téléphone sonne dans son sac à main. À cette heure, c’est étrange. Aurait-elle fait, malgré elle, une conquête? Elle reconnaît la voix polie de Jean de Saint-Méloir, le jeune diplomate, si prévenant durant leur voyage éclair en Grande-Bretagne:

«Vous m’avez intrigué l’autre jour. J’ai ressorti le dossier complet de M. Lu Maofeng. Il ne semble pas particulièrement recommandable. Mais je ne vous apprends rien et vous n’êtes pas sans savoir que le président Vaucanson partage ce sentiment. Il est réellement très appuyé dans son pays, la France le sait. En le laissant opérer à Versailles, vous ne courez pas de grands risques. Sur sa fiche, il y a un dernier détail, un peu discordant, qui mérite qu’on le relève.

— Dites!

— Vous saviez que M. Lu était chrétien? Il appartient à une des plus anciennes églises de Chine, fondée à Shanghai. Sa mère jouait de la flûte traversière à la paroisse Xu Jia Hui, qui signifie le lieu de la famille Xu, à qui appartenait le terrain sur lequel leur jolie cathédrale de briques a été bâtie.

— Vous me faites peur.

— Pas de quoi! L’obédience de M. Lu n’est absolument pas celle des pères jésuites, comme on pourrait le croire, il appartient à un groupuscule bien oublié, qui a survécu là-bas…

— Ne me dite pas…

— Les jansénistes, de doux rêveurs qui brodent sans fin des discours sur la Grâce. On ignore trop qu’il y en a en Chine, sans doute une vingtaine de familles, peut-être plus. Je me disais que cela pouvait vous amuser de le savoir et vous aider dans vos grands projets de mécénat.»

Pénélope, rêveuse, imagine alors un prodigieux réseau: de la Chine à Sourlaizeaux, de M. Lu à M. Bonlarron et à Médard, l’internationale des jansénistes. Léone de Croixmarc et Bonlarron savent-ils que le milliardaire chinois est un des leurs? Probablement pas: à la Tégé, Bonlarron avait l’air de partager leur étonnement devant cette passion pour Versailles chez un ancien garde rouge devenu l’empereur des pattes de canard aux cinq parfums. Ou alors, le conservateur veut que leur lien reste caché.

Zoran entre à ce moment, la capuche de l’anorak rabattue sur le front, lunettes de travers:

«Génial! Tu as été sublime, Péné, je suis fou de toi. Un appel de ton Vaucanson en fin d’après-midi, il est d’accord sur tous les noms de ma liste. Il était venu l’an dernier au rendez-vous de Sourlaizeaux, tu sais Artistes d’aujourd’hui, jardinage de demain et petits bateaux d’hier, c’était fabuleux, je t’en ai parlé. J’ai carte blanche pour monter des trucs du même style, mais puissance dix, à Versailles, dès l’an prochain.

— Calme-toi. Parle moins vite. Choisis ton couscous. Moi, je prends le royal.

— Of course. Au moins, ici, on est sûr d’échapper à Augustin de Latouille qui va nous raconter que c’est dans l’allée des moutons qu’il a appris à faire du vélo sans petites roues. Tu te souviens que j’avais dû me taper deux semaines de stage avec lui, à l’École du pat’, quel grotesque! Il ne me reconnaît plus en tout cas.