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Finalement, à l’issue du repas servi dans l’abbaye, c’était devant une chaise vide que le grand chambellan avait brisé l’insigne de ses fonctions…

Clémence reprit :

— Louis ne faisait-il pas l’aumône aux infortunés ? Ne remettait-il pas, le plus possible, leurs peines aux prisonniers ? Je puis témoigner de la générosité de son âme, et de sa piété. De ses péchés anciens, il se repentait…

Le moment était évidemment mal choisi pour mettre en doute les vertus dont la reine voulait orner la mémoire toute fraîche de son époux. Charles de Valois, néanmoins, ne put retenir un mouvement d’humeur.

— Je sais, ma nièce, je sais que vous avez eu sur Louis une très pieuse influence, et qu’il s’est montré fort généreux… avec vous. Mais on ne gouverne pas seulement par des patenôtres, ni en couvrant de dons ceux-là qu’on aime. Et la repentance ne suffit pas à désarmer les haines qu’on a semées.

Clémence pensa : « Voilà… Voilà celui qui s’empressait si fort autour de Louis, et qui déjà le renie. Quant à moi, on me reprochera bientôt les présents qu’il m’a faits. Je suis devenue l’étrangère…»

Trop faible, trop brisée par les nuits d’insomnie et les journées de larmes pour trouver la force de discuter, elle ajouta seulement :

— Je ne puis croire que Louis ait été haï à ce point qu’on l’ait voulu tuer.

— Eh bien, n’y croyez pas, ma nièce, s’écria Valois ; mais le fait est là ! La preuve nous est fournie par le chien qui lécha les toiles dans lesquelles les embaumeurs avaient déposé les entrailles, et qui est crevé l’heure d’après.

Clémence serra les mains sur les bras de son siège pour ne pas chanceler devant la vision qu’on lui imposait. Son masque étroit et pathétique, les yeux clos, devint aussi pâle que la guimpe et le voile où il s’encadrait. Le cadavre, l’embaumement, les viscères arrachés, et ce chien qui rôdait, qui léchait les linges sanglants… Se pouvait-il qu’il s’agît de Louis, de l’homme qui avait dormi auprès d’elle, pendant dix mois ?

Monseigneur de Valois continuait de développer ses conclusions macabres. Quand donc se tairait-il, ce personnage agité, autoritaire, vaniteux qui, tantôt vêtu de bleu, tantôt d’écarlate, tantôt de noir, apparaissait, à chaque heure importante ou tragique, depuis qu’elle était en France, pour la chapitrer, l’assourdir de paroles et la faire agir contre son gré ? Dès le matin de ses noces… Et Clémence se rappela le jour de son mariage, à Saint-Lyé ; elle revit la route de Troyes, l’église de campagne, la chambre du petit château, hâtivement aménagée en logis nuptial… « Ai-je su assez goûter mon bonheur ?… Non, je ne pleurerai pas devant lui », se dit-elle.

— Quel est l’auteur de cet horrible forfait, poursuivait Valois, nous ne savons pas encore ; mais nous le découvrirons, ma nièce, je vous en fais promesse solennelle… à la condition bien sûr qu’on m’en reconnaisse les moyens. Nous autres rois…

Valois ne perdait jamais l’occasion de rappeler qu’il avait porté deux couronnes, purement nominales, mais qui le plaçaient quand même sur pied d’égalité avec les princes souverains.

— Nous autres rois avons des ennemis qui le sont moins de notre personne que des décisions de notre puissance. Les gens ne manquent pas qui pouvaient avoir intérêt à vous rendre veuve. D’abord, il y a les Templiers… dont on a eu grand tort de détruire l’Ordre, l’avais-je assez dit !… qui ont formé ligue secrète et juré la perte de notre maison. Mon frère est mort, son premier fils le suit ! En second lieu, il y a les cardinaux romains. Rappelez-vous que le cardinal Caëtani a tenté de faire envoûter Louis et votre beau-frère Philippe, dans l’intention déclarée de les envoyer tous deux les pieds outre. Caëtani a bien pu chercher à frapper par un autre moyen. Que voulez-vous ? On ne déloge pas le pape du trône de saint Pierre, comme mon frère l’a fait, sans semer d’inexpiables ressentiments. En tout cas, Louis est mort… Nous ne pouvons non plus écarter de nos soupçons nos parents de Bourgogne, qui ont mal accepté la réclusion infligée à Marguerite, et plus mal encore que vous l’ayez remplacée. Ils se sont, à ce sujet, répandus en vilenies…

Clémence le regarda droit dans les yeux. Charles de Valois se troubla et rougit un peu. Il comprit que Clémence savait. Mais Clémence ne dit rien. Elle éviterait toujours d’aborder ce sujet. Elle se sentait chargée d’une culpabilité involontaire. Car cet époux dont elle vantait l’âme vertueuse avait tout de même, avec la complicité de Valois et de d’Artois, fait étouffer sa première femme, afin de pouvoir l’épouser, elle, la nièce du roi de Naples.

— Et puis il y a la comtesse Mahaut, votre voisine, qui n’est pas femme à reculer devant un crime, fût-ce le pire, se hâta d’enchaîner Valois.

« En quoi est-elle différente de vous ? pensa Clémence sans oser lui répondre. Il ne semble pas que, dans cette cour, on hésite beaucoup à tuer. »

— Or Louis, voici moins d’un mois, venait de lui confisquer le comté d’Artois, pour l’obliger à se soumettre.

Un instant, Clémence se demanda si Valois, à désigner tant de coupables possibles, ne cherchait pas à brouiller les pistes, et s’il n’était pas lui-même l’auteur du meurtre. Cette pensée, qui ne pouvait s’appuyer d’ailleurs sur rien de sensé, lui fit horreur. Non, elle s’interdisait de soupçonner personne, elle voulait que Louis fût décédé de mort naturelle. Pourtant le regard de Clémence, inconsciemment, se porta, par la fenêtre ouverte, sur les frondaisons de la forêt de Vincennes, vers le sud, dans la direction du château de Conflans, résidence de la comtesse Mahaut. Quelques jours avant la mort de Louis, Mahaut, en compagnie de sa fille, Jeanne de Poitiers, était venue faire visite à Clémence. Une fort aimable visite. On avait admiré les tapisseries de la chambre.

« Rien n’est plus avilissant que d’imaginer un félon dans son entourage, pensait Clémence, et de commencer à chercher la trahison sur chaque visage. »

— C’est pourquoi, ma chère nièce, reprit Valois, il vous faut rentrer à Paris ainsi que je vous le demande. Vous savez combien je vous aime. Votre père était mon beau-frère. Entendez-moi comme vous l’entendriez, si Dieu nous l’avait conservé. La main qui a frappé Louis peut poursuivre sa vengeance sur vous et sur votre fruit. Je ne saurais vous laisser ainsi, au milieu de la forêt, livrée aux entreprises des méchants, et je n’aurai de paix que vous ne soyez établie au plus près de moi.

Depuis une heure, Valois s’efforçait d’obtenir de Clémence qu’elle regagnât le palais de la Cité, parce qu’il avait décidé de s’y transporter lui-même. Ceci formait pièce du plan qu’il avait conçu pour s’imposer dans la fonction de régent. Qui commandait en maître au Palais prenait figure royale. Mais, à s’y installer seul, Valois courait le risque que ses adversaires l’accusassent de coup de force ou d’usurpation. Si, au contraire, il entrait dans la Cité derrière sa nièce Clémence, comme son plus proche parent et protecteur, personne ne pourrait validement s’y opposer et le Conseil des pairs se trouverait devant le fait accompli. Le ventre de la reine était, dans le moment présent, le meilleur gage de prestige et le plus efficace outil de gouvernement.

Clémence leva les yeux, comme pour demander assistance, vers un troisième personnage, un homme bedonnant, grisonnant qui se tenait debout auprès d’elle, et, immobile, les mains croisées sur la garde d’une haute épée, suivait silencieusement l’entretien.

— Bouville, que dois-je faire ? murmura-t-elle.

L’ancien grand chambellan de Philippe le Bel, nommé curateur au ventre aussitôt après la mort du Hutin, avait pris sa nouvelle mission plus qu’au sérieux, au tragique. Ce brave seigneur, serviteur exemplaire de la maison royale, avait constitué une garde de vingt-quatre gentilshommes soigneusement choisis, qui se relayaient par groupes de six à la porte de la reine. Lui-même s’était habillé en guerre, et il suait à grosses gouttes, par la chaleur de juin, sous sa cotte de mailles. Les murs, les cours, les abords de Vincennes, étaient truffés d’archers. Chaque valet de cuisine devait être en permanence escorté d’un sergent. Même les dames de parage étaient fouillées avant de pénétrer dans les appartements. Jamais vie humaine n’avait été plus étroitement protégée que celle qui sommeillait dans le sein de la reine de France.