— Tout ceci me paraît équitable. Mes envoyés ont suivi bien fidèlement mes ordres, répondit calmement Philippe.
La surprise laissa Mahaut un instant interdite, la bouche entrouverte, les yeux arrondis. Puis elle reprit, criant plus fort :
— Équitable de piller mes châteaux, de pendre mes sergents, de ravager mes moissons ! Et ce sont vos ordres donc, de soutenir mes ennemis ? Vos ordres ! Voilà la belle façon dont vous me payez de tout ce que j’ai fait pour vous !
Une grosse veine violette se gonflait sur son front.
— Je ne vois pas, ma mère, hormis de m’avoir donné votre fille, répliqua Philippe, que vous ayez tant fait pour moi qu’il me faille léser mes sujets et compromettre à votre profit toute la paix du royaume.
Entre la prudence et l’emportement, Mahaut hésita une seconde. Mais le mot employé par son gendre, « mes sujets », qui était parole de roi, la piqua comme un aiguillon ; et le secret qu’elle gardait si savamment depuis dix semaines fut rompu sur ce coup de colère.
— Et d’avoir expédié ton frère outre, dit-elle en avançant sur lui, n’est-ce donc rien ?
Philippe n’eut pas de sursaut, ni d’exclamation ; sa réaction fut d’aller clore les portes. Il verrouilla les serrures, ôta les clés et les glissa dans sa ceinture. Il n’aimait combattre qu’en arènes fermées. Mahaut fut prise de frayeur, et plus encore quand elle aperçut le visage qu’il avait en revenant vers elle.
— C’était donc vous, dit-il à mi-voix, et ce qu’on chuchote dans le royaume est vrai !
Mahaut fit front, selon sa nature qui était d’attaquer.
— Et qui vouliez-vous que ce fût, mon beau fils ? À qui croyez-vous donc devoir la grâce d’être régent et de pouvoir un jour, peut-être, vous approprier la couronne ? Allons ! Ne vous donnez point pour si naïf. Votre frère m’avait confisqué l’Artois ; Valois le montait contre moi, et vous, vous étiez à Lyon, à vous occuper du pape… toujours ce pape qui vient en mes affaires comme mars en carême ! Ne faites pas tant le benoît que d’aller me dire que vous regrettez Louis ! Vous n’aviez guère de tendresse pour lui, vous vous sentez bien aise que je vous aie fourni toute chaude sa place, en assaisonnant un peu ses dragées, et sans qu’il en coûte rien à votre conscience. Mais je n’attendais pas, moi, de vous trouver à mon endroit plus mal disposé que lui.
Philippe s’était assis, avait croisé ses longues mains, et réfléchissait. « Il fallait bien en arriver là, un jour ou l’autre, pensait Mahaut. Dans un sens c’est peut-être un bien ; je le tiens à présent. »
— Jeanne sait ? demanda soudain Philippe.
— Elle ne sait rien.
— Qui sait, alors, en dehors de vous ?
— Béatrice, ma demoiselle de parage.
— C’est trop, dit Philippe.
— Ah ! ne touchez pas à celle-là ! s’écria Mahaut. Elle a puissante famille !
— Certes, une famille qui vous a fait bien aimer en Artois ! Et hormis cette Béatrice ? Qui vous a fourni… l’assaisonnement, comme vous appelez cela ?
— Une magicienne d’Arras que je n’ai jamais vue, mais que Béatrice connaît. J’ai feint de vouloir me débarrasser des cerfs qui infestaient mon parc ; j’ai pris soin d’ailleurs d’en faire crever beaucoup.
— Il faudrait rechercher cette femme, dit Philippe.
— Comprenez-vous maintenant, reprit Mahaut, que vous ne pouvez point m’abandonner ? Car si l’on croit que vous me laissez sans appui, mes ennemis vont reprendre courage, les calomnies redoubler…
— Les médisances, ma mère, les médisances… rectifia Philippe.
— … et si l’on m’accuse de ce que vous savez, le poids en retombera sur vous, car on ne manquera pas de dire que je l’ai fait pour votre avantage, ce qui est vrai ; et beaucoup penseront que j’ai agi sur votre ordre même.
— Je sais, ma mère, je sais ; je viens déjà de penser à tout cela.
— Songez, Philippe, que j’ai risqué le salut de mon âme à cette entreprise. Ne soyez pas ingrat.
Philippe eut un ricanement bref, suivi d’un aussi bref éclat de colère.
— Ah ! c’en est trop, ma mère ! Allez-vous demander bientôt que je vous vienne baiser les pieds pour avoir empoisonné mon frère ? Si j’avais su que la régence était à ce prix, je ne l’eusse certes pas acceptée ! Je réprouve le meurtre ; il n’est jamais besoin de tuer pour venir à ses fins ; c’est là moyen de mauvaise politique, et je vous ordonne, aussi longtemps que je serai votre suzerain, de n’en plus user.
Un moment, il eut la tentation de l’honnêteté. Réunir le Conseil des Pairs, dénoncer le crime, demander le châtiment… Mahaut, qui le devina agité de ces pensées, passa de pénibles instants. Mais Philippe ne s’abandonnait guère à ses impulsions, même vertueuses. Agir comme il l’imaginait, c’était jeter le discrédit sur sa femme et sur lui-même. Et de quelles accusations Mahaut, pour se défendre, ou pour perdre avec elle qui ne l’aurait pas défendue, ne serait-elle capable ? Les querelles renaîtraient forcément autour des règlements de régence. Philippe avait déjà trop fait pour le royaume, et trop rêvé à ce qu’il fallait faire, pour courir le risque d’être privé du pouvoir. Son frère Louis, à tout prendre, avait été un mauvais roi, et, de surcroît, un assassin… Peut-être était-ce la volonté de la Providence que de punir le meurtrier par le meurtre, et de remettre la France en meilleures mains.
— Dieu vous jugera, ma mère, Dieu vous jugera, dit-il. Je voudrais éviter seulement que les flammes de l’enfer ne commencent, à cause de vous, de nous lécher tous en notre vivant. Il me faut donc payer les dettes de votre crime, et ne pouvant vous mettre en geôle, je suis forcé, en effet, de vous soutenir… Votre machination était bien combinée. Messire Gaucher recevra dès après-demain d’autres instructions. Je ne vous cache pas qu’elles me pèsent.
Mahaut voulut l’embrasser. Il la repoussa.
— Mais sachez bien, reprit-il, que désormais mes plats seront goûtés trois fois et qu’à la première douleur d’estomac qui me point un peu, vos heures à vivre seront petitement comptées. Priez donc pour ma santé.
Mahaut baissa le front.
— Je vous servirai tant, mon fils, dit-elle, que vous finirez par me rendre votre amour.
IV
« PUISQU’IL FAUT NOUS RÉSOUDRE À LA GUERRE…»
Nul ne comprit, et surtout pas Gaucher de Châtillon, le revirement de Philippe dans les affaires d’Artois. Le régent, désavouant brusquement ses envoyés, déclara inacceptable la conciliation qu’ils avaient préparée et exigea la rédaction de nouvelles conventions plus favorables à Mahaut. Le résultat ne se fit pas attendre. Les négociations furent rompues et ceux qui les menaient du côté artésien, représentant l’élément modéré de la noblesse, rejoignirent aussitôt le clan des violents. Leur indignation était extrême ; le connétable les avait vilainement joués ; la force en vérité était le seul recours. Le comte Robert triomphait.
— Vous avais-je assez dit qu’on ne pouvait s’accorder avec ces félons ? répétait-il à chacun.
Suivi de son armée d’insurgés, il marcha de nouveau sur Arras. Gaucher, qui se trouvait dans la ville avec seulement une petite escorte, n’eut que le temps de s’enfuir par la porte de Péronne tandis que Robert, toutes bannières déployées et trompettes sonnantes, entrait par la porte de Saint-Omer. Il s’en fallut d’un quart d’heure que le connétable de France ne fût fait prisonnier. Cette aventure se passait le 22 septembre. Le jour même, Robert adressait à sa tante la lettre suivante :
« À très haute et très noble dame Mahaut d’Artois, comtesse de Bourgogne, Robert d’Artois, chevalier. Comme vous avez empêché à tort mon droit de la comté d’Artois, dont moult me noise et à tous les jours me pèse, laquelle chose je ne puis ni ne veux plus souffrir, ci vous fais savoir que j’y vais mettre ordre et recouvrer mon bien le plus tôt que je pourrai. »