Выбрать главу

— Je vous remercie, mon neveu, répondit Valois, car vous savez que j’aime bien Robert, et que, tout en désapprouvant sa révolte qui est grosse sottise d’entêté, j’aurais eu déplaisir à porter les armes contre lui.

L’armée que réunit le régent pour monter en Artois ne ressemblait en rien à l’ost démesuré que son frère, seize mois plus tôt, avait enlisé dans les Flandres. L’ost pour l’Artois se composait des troupes permanentes et de levées faites dans le domaine royal. Les soldes y étaient élevées : trente sols par jour pour le banneret, quinze sols pour le chevalier, trois sols pour l’homme de pied. On appela non seulement les nobles, mais aussi des roturiers. Les deux maréchaux, Jean de Corbeil et Jean de Beaumont, seigneur de Clichy, dit le Déramé, rassemblèrent les bannières. Les arbalétriers de Pierre de Galard étaient déjà sur pied. Geoffroy Coquatrix, depuis deux semaines, avait reçu secrètement des instructions pour prévoir les transports et les fournitures.

Le 30 octobre, Philippe de Poitiers prit l’oriflamme à Saint-Denis. Le 4 novembre, il était à Amiens, d’où il envoya aussitôt son second chambellan, Robert de Gamaches, escorté de quelques écuyers, porter au comte d’Artois une dernière sommation.

V

L’OST DU RÉGENT FAIT UN PRISONNIER

Le chaume pourrissait, grisâtre, sur les champs argileux et dénudés. De lourdes nuées roulaient dans le ciel d’automne et l’on eût dit que là-bas, au bout du plateau, le monde finissait. Le vent aigrelet, soufflant par courtes bouffées, avait un arrière-goût de fumée.

En avant du village de Bouquemaison, à l’endroit même où, trois mois auparavant, le comte Robert était entré en Artois, l’armée du régent se tenait déployée en bataille, et les pennons frissonnaient au sommet des lances sur près d’une demi-lieue de front.

Philippe de Poitiers, entouré de ses principaux officiers, se trouvait au centre, à quelques pas de la route. Il avait croisé ses mains gantées de fer sur le pommeau de sa selle ; il était tête nue. Un écuyer, derrière lui, portait son heaume.

— C’est donc ici qu’il t’a affirmé qu’il viendrait se rendre ? demanda le régent à Robert de Gamaches, rentré de sa mission le matin.

— Ici même, Monseigneur, répondit le second chambellan. Il a choisi le lieu… « Dans le champ auprès de la borne que surmonte une croix… » m’a-t-il dit. Et il m’a assuré qu’il y serait à l’heure de tierce.

— Et tu es certain qu’il n’existe point d’autre borne surmontée de croix dans les alentours ? Car il serait bien capable de nous jouer là-dessus, d’aller se présenter ailleurs et de faire constater que je n’y étais pas… Tu penses vraiment qu’il viendra ?

— Je le crois, Monseigneur, car il semblait fort ébranlé. Je lui ai dénombré votre ost ; je lui ai représenté aussi que Monseigneur le connétable tenait les lisières de Flandre et les villes du Nord, et qu’il serait donc saisi comme entre pinces à ferrer, sans pouvoir même fuir par les portes. Je lui ai remis enfin la lettre de Monseigneur de Valois lui conseillant de se rendre sans combat, puisqu’il ne pouvait qu’être battu, et l’informant que vous étiez si courroucé contre lui qu’il devait craindre, si vous le preniez en armes, d’avoir la tête tranchée. Et ceci a paru beaucoup l’assombrir.

Le régent inclina un peu son long buste vers l’encolure de son cheval. Décidément, il n’aimait pas porter ces vêtements de guerre, dont les vingt livres de fer lui pesaient aux épaules et l’empêchaient de s’étirer.

— Il s’est retiré alors avec ses barons, poursuivit Gamaches, et je ne sais point vraiment ce qu’ils se sont dit. Mais j’ai bien compris que certains lui faisaient défaut, tandis que d’autres le suppliaient de ne pas les abandonner. Enfin il est revenu à moi et m’a fait la réponse que je vous ai portée, en m’assurant qu’il avait trop grand respect de Monseigneur le régent pour lui désobéir en rien.

Philippe de Poitiers demeurait incrédule. Cette soumission trop facile l’inquiétait, et lui faisait redouter un piège. Plissant les paupières, il regardait le triste paysage.

— L’endroit serait assez bon pour nous tourner et nous tomber sur le dos pendant que nous sommes ainsi plantés à attendre. Corbeil ! Clichy ! dit-il s’adressant à ses deux maréchaux. Dépêchez quelques bannerets en reconnaissance par les deux ailes et faites fouiller les vallons pour vous assurer qu’aucune troupe ne s’y trouve muchée, ni ne chemine sur nos routes de revers. Et si, à tierce sonnée au clocher qui est derrière nous, Robert ne s’est pas présenté, ajouta-t-il pour Louis d’Évreux, nous nous mettrons en marche.

Mais bientôt on entendit des cris dans les rangs des bannières.

— Le voici ! Le voici !

Le régent, de nouveau, plissa les paupières, mais ne vit rien.

— En face, Monseigneur, lui dit-on. Juste au droit de votre monture, sur la crête !

Robert d’Artois arrivait sans compagnons, sans écuyer, sans même un valet. Il avançait au pas, droit sur son immense cheval, et paraissait, dans cette solitude, plus grand encore qu’il n’était. Sa haute silhouette se détachait, rougeoyante, sur le ciel tourmenté et il semblait que la pointe de sa lance accrochât les nuées.

— C’est encore manière de vous narguer, Monseigneur, que d’arriver ainsi devant vous.

— Eh ! qu’il me nargue, qu’il me nargue ! répondit Philippe de Poitiers.

Les chevaliers envoyés en reconnaissance revenaient au galop, assurant que les environs étaient parfaitement tranquilles.

— Je l’aurais cru plus acharné dans la désespérance, dit le régent.

Un autre, voulant faire étalage de panache, se fût sans doute, vers cet homme seul, avancé seul. Mais Philippe de Poitiers avait une autre conception de sa dignité, et ce n’était pas geste de chevalerie qu’il lui importait d’accomplir, mais geste de roi. Il attendit donc, sans bouger d’un pas, que Robert d’Artois, tout boueux, tout fumant, s’arrêtât devant lui.

L’armée entière retenait sa respiration et l’on n’entendait que le cliquetis des mors dans la bouche des chevaux.

Le géant jeta sa lance sur le sol ; le régent contempla cette lance dans le chaume, et ne dit rien.

Robert détacha de sa selle son heaume et sa longue épée à deux mains, et les envoya rejoindre la lance.

Le régent se taisait toujours ; il n’avait pas relevé les yeux vers Robert ; il gardait le regard rivé sur les armes, comme s’il attendait encore autre chose.

Robert d’Artois se décida à descendre de cheval, fit deux pas en avant, et, les nerfs tremblant de colère, finit par mettre un genou en terre pour rencontrer les yeux du régent.

— Beau cousin… s’écria-t-il en ouvrant les bras.

Mais Philippe l’arrêta court.

— Mon cousin, n’avez-vous pas faim ? lui demanda-t-il.

Et comme l’autre, qui s’apprêtait à une grande scène avec échange de paroles nobles, relevage, accolade chevaleresque, restait tout stupéfait, Philippe ajouta :

— Alors, rehaussez-vous en selle, et gagnons au plus tôt Amiens, où je vous dicterai ma paix. Vous marcherez à mon flanc, et nous mangerons en route… Héron ! Gamaches ! ramassez les armes de mon cousin.

Robert d’Artois tardait à remonter à cheval et regardait autour de lui.

— Que cherchez-vous ? dit encore le régent.

— Je ne cherche rien, Philippe. Je contemple ce champ pour ne point l’oublier, répondit d’Artois.

Et il posa sa main sur sa poitrine, à la place où, à travers la broigne, il pouvait sentir le sachet de velours dans lequel il avait enfermé, ainsi que des reliques, les épis maintenant poudreux qu’il avait cueillis en ce lieu même, un jour d’été. Un sourire plein de morgue passa sur ses lèvres.