Lorsqu’il fut à trotter auprès du régent, il retrouva son habituelle assurance.
— C’est une belle armée que vous avez réunie là, mon cousin, pour ne faire qu’un seul prisonnier, dit-il d’un ton railleur.
— La prise de vingt bannières, mon cousin, répondit Philippe du même air, me ferait moins plaisir en ce jour que votre compagnie… Mais dites-moi donc ce qui vous a poussé à si vite vous rendre ; car enfin, si même le nombre est pour moi, je sais bien que ce n’est pas le courage qui vous fait défaut !
— J’ai pensé qu’à nous affronter en guerre, nous allions faire souffrir trop de pauvres gens.
— Que vous voilà soudain sensible, Robert, dit Philippe de Poitiers. On ne m’a point rapporté qu’en ces derniers temps vous ayez donné telles preuves de charité.
— Notre Saint-Père le nouveau pape a pris le soin de m’écrire pour m’éclairer.
— Et pieux, maintenant ! s’écria le régent.
— Comme les termes de sa lettre ressemblaient tout juste à vos semonces, j’ai compris que je ne pouvais lutter à la fois contre le ciel et la terre, et j’ai résolu de me montrer loyal sujet autant que bon chrétien.
— Du cœur, de la religion, de la loyauté ! Vous êtes bien changé, mon cousin.
En même temps, Philippe, regardant de côté le large menton du géant, se disait : « Moque-toi, moque-toi ; tu feras moins le gaillard tout à l’heure, quand tu sauras la paix que je vais t’imposer. »
Mais, devant le Conseil qui fut réuni aussitôt après l’arrivée dans Amiens, Robert conserva la même attitude. Il accepta tout ce qui lui fut demandé, sans se rebeller, sans chicaner, à croire qu’il n’écoutait même pas le traité qu’on lui lisait.
Il s’engageait à rendre « tout château, forteresse, seigneurie et toutes choses qu’il avait prises ou occupées ». Il se portait garant de la restitution de toutes les places saisies par ses partisans. Il concluait trêve avec Mahaut jusqu’aux Pâques prochaines ; d’ici là, la comtesse ferait savoir sa volonté, et la cour des pairs se prononcerait sur les droits des deux parties. Le régent, pour l’instant, gouvernerait directement l’Artois et y placerait tels gardiens, officiers et châtelains qu’il voudrait. Enfin, jusqu’à la décision des pairs, les revenus du comté seraient perçus par le comte d’Évreux… et par le comte de Valois.
En entendant cette dernière clause, Robert comprit de quel prix avait été achetée la défection de son principal allié. Mais même là, il ne broncha pas et signa le tout.
Cette excessive soumission commençait d’inquiéter le régent. « Quel coup fourré manigance-t-il ? » se disait Philippe.
Comme il était pressé de rentrer à Paris pour l’accouchement de la reine, il laissa le soin à ses deux maréchaux, avec une partie des troupes à solde, d’aller relever le connétable en Artois et de veiller sur place à l’exécution du traité. Robert assista en souriant au départ des maréchaux.
Son calcul était simple. En venant se rendre seul, il avait évité le désarmement de ses troupes. Fiennes, Souastre, Picquigny et les autres allaient continuer une petite guerre de troubles et d’usure. Le régent ne pourrait pas, toutes les quinzaines, remettre sur pied pareille expédition ; le Trésor n’y aurait pas suffi. Robert avait donc plusieurs mois de tranquillité devant lui. Pour l’heure il préférait revenir à Paris, et jugeait l’occasion assez opportune. Car il se pourrait bien qu’avant peu il n’y eût plus ni de régent, ni de Mahaut.
En effet – et c’était là la vraie raison de son sourire – Robert avait réussi à retrouver la dame de Fériennes, fournisseuse en poison de la comtesse d’Artois. Il l’avait retrouvée en faisant suivre deux espions du régent qui la cherchaient aussi. Isabelle de Fériennes et son fils avaient été arrêtés alors qu’ils vendaient le matériel nécessaire à un envoûtement. Les gens de Robert avaient supprimé les espions du régent, et maintenant la magicienne, après avoir dicté une belle et complète confession, était gardée dans un château d’Artois.
« Tu feras belle mine, mon cousin, se disait-il en regardant Philippe, lorsque je commanderai à Jean de Varennes de m’amener cette femme et que je la présenterai au Conseil des pairs, afin qu’elle avoue comment ta belle-mère, pour ton compte, a su assassiner ton frère ! Et ton cher pape lui-même n’y pourra rien. »
Durant tout le voyage, le régent garda Robert à côté de lui ; aux haltes, ils mangeaient à la même table ; la nuit, dans les monastères ou les châteaux royaux, ils couchaient porte à porte, et les nombreux serviteurs du régent entouraient Robert d’une surveillance étroite. Mais à boire, dîner et dormir auprès de son ennemi, on ne peut se défendre de certains sentiments fraternels à son égard ; les deux cousins n’avaient jamais connu pareille intimité. Le régent ne semblait pas tenir particulière rigueur à Robert des fatigues et des frais qu’il lui avait occasionnés ; il paraissait même s’amuser assez des grasses plaisanteries du géant et de ses airs de fausse franchise.
« Encore un peu, et il va m’aimer tout de bon, le gueux ! se disait Robert. Comme je le berne, comme je le berne bien ! »
Au matin du 11 novembre, alors qu’ils arrivaient à la porte de Paris, Philippe arrêta soudain son cheval.
— Mon bon cousin, vous vous êtes l’autre jour, à Amiens, porté garant de la remise à mes maréchaux de tous les châteaux. Or, j’apprends avec peine que plusieurs de vos amis n’obéissent pas au traité et qu’ils refusent de livrer les places.
Robert sourit et écarta les mains d’un geste d’impuissance.
— Vous vous êtes porte garant, répéta Philippe.
— Eh oui, mon cousin, j’ai souscrit à tout ce que vous désiriez. Mais comme vous m’avez ôté tout pouvoir, c’est à vos maréchaux de vous faire obéir.
Le régent caressa pensivement l’encolure de son cheval.
— Est-il vrai, Robert, reprit-il, que vous m’avez inventé le surnom de Portes-Closes ?
— C’est vrai, mon cousin, c’est vrai, dit l’autre en riant. Car vous vous servez fort des portes pour gouverner.
— Eh bien, cousin, dit le régent, vous irez donc loger en la prison du Châtelet, et vous y resterez jusqu’à ce que le dernier château d’Artois me soit livré.
Robert, pour la première fois depuis sa reddition, pâlit un peu. Tout son plan s’écroulait, et la dame de Fériennes ne pourrait pas lui servir de sitôt.
TROISIÈME PARTIE
DE DEUIL EN SACRE
I
UNE NOURRICE POUR LE ROI
Jean Ier, roi de France, fils posthume de Louis X Hutin, naquit dans la nuit du 13 au 14 novembre 1316, au château de Vincennes.
La nouvelle fut aussitôt proclamée et les seigneurs endossèrent leurs vêtements de soie. Dans les tavernes, les truands et les ivrognes, pour qui tout événement était occasion de boire, commencèrent dès midi à se saouler et à braire. Et les négociants en objets fins, orfèvres, marchands de soieries, fabricants de draps précieux et de passementeries, vendeurs d’épices, de poissons rares et de produits d’outre-mer, se frottèrent les mains en rêvant aux fournitures des réjouissances.
Les rues souriaient. Les gens s’abordaient, comme ragaillardis, en s’écriant :