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— Grand merci, mon oncle, grand merci, dit Clémence. Mais maintenant, je demande en grâce qu’on me laisse prier.

Une heure plus tard, en exécution des ordres du comte de Valois, le château de Vincennes était en plein bouleversement. On sortait les chariots des remises ; les fouets claquaient sur la croupe des gros chevaux du Perche. Des serviteurs passaient en courant ; les archers avaient abandonné leurs armes pour prêter la main aux hommes d’écurie. Alors que depuis le deuil tout le monde s’était senti tenu de parler à voix basse, chacun maintenant se découvrait une occasion de crier.

À l’intérieur du manoir, les tapissiers dépendaient les tentures à images, démontaient les meubles, transportaient les crédences, les dressoirs et les coffres. Les officiers de l’hôtel de la reine et les dames de parage s’affairaient aussi à leurs propres bagages. On comptait sur un premier train de vingt voitures et sans doute faudrait-il deux autres voyages pour en avoir fini.

Clémence de Hongrie, dans sa longue robe blanche, errait de pièce en pièce, toujours escortée par Bouville. Partout la poussière, la sueur, l’agitation et cet aspect de pillage dont s’accompagnent les déménagements. L’argentier, inventaire en main, surveillait l’expédition de la vaisselle et des objets précieux qui, rassemblés, couvraient tout le dallage d’une salle : plats de table, aiguières, et les douze hanaps de vermeil que Louis avait fait faire pour Clémence, et le grand reliquaire d’or contenant un fragment de la Vraie Croix, ouvrage si lourd que l’homme chargé de le déplacer ahanait dessous comme s’il montait au Calvaire.

Dans la chambre de la reine, la lingère Eudeline, qui avait été la première maîtresse du Hutin, présidait à l’emballage des vêtements.

— À quoi bon… à quoi bon emporter toutes ces robes, puisqu’elles ne me serviront plus de rien ! dit Clémence.

Et les bijoux aussi, dont les écrins s’amassaient dans des coffres de fer, tous ces colliers, ces fermaux, ces bagues, ces pierres rares dont Louis l’avait comblée durant le bref temps de leurs noces, lui apparaissaient désormais comme des objets inutiles. Même les trois couronnes chargées d’émeraudes, de rubis et de perles, étaient trop hautes et trop ornées pour une veuve. Un simple cercle d’or à courtes fleurs de lis, posé par-dessus le voile, serait le seul joyau auquel elle aurait droit, maintenant.

« Je suis devenue une reine blanche, comme ma grand-mère Marie de Hongrie, et je dois me modeler sur elle. Mais ma grand-mère avait passé soixante ans et donné le jour à treize enfants… Mon époux ne verra même pas le sien…»

— Madame, demanda Eudeline, dois-je venir avec vous au Palais ? Nul ne m’a donné d’ordres…

Clémence regarda cette belle femme blonde qui, oubliant toute jalousie, lui avait été de si grand secours durant ces derniers mois et surtout pendant l’agonie de Louis. « Il a eu une enfant d’elle, et cette enfant il l’a éloignée, il l’a enfermée au cloître… » Elle se sentait comme héritière de toutes les fautes commises par son époux avant qu’il la connût. Elle disposerait de toute sa vie pour payer à Dieu, par les larmes, la prière et l’aumône, le lourd prix de l’âme de Louis.

— Non, murmura-t-elle, non, Eudeline ; ne m’accompagne point. Il faut que quelqu’un qui l’ait aimé demeure ici.

Et puis, écartant même Bouville, elle alla se réfugier dans la seule pièce calme, la seule qu’on eût respectée, la chambre où Louis était mort.

Il y faisait sombre derrière les rideaux tirés. Clémence vint s’agenouiller auprès du lit, posa les lèvres sur la couverture de brocart.

Soudain, elle entendit un grattement d’ongle contre une étoffe. Elle ressentit une angoisse qui eût pu lui prouver qu’elle avait encore envie de vivre. Elle demeura un moment immobile, retenant son souffle. Derrière elle le grattement continuait. Prudemment, elle tourna la tête. C’était le sénéchal de Joinville qui somnolait dans un siège à haut dossier, en attendant le départ.

II

UN CARDINAL QUI NE CROYAIT PAS À L’ENFER

La nuit de juin commençait à pâlir, déjà, du côté de l’est, une mince frange grise au pied du ciel annonçait l’aurore qui allait bientôt se lever sur la cité de Lyon.

C’était l’heure où les charrois se mettaient en marche dans les campagnes avoisinantes pour porter vers la ville les légumes et les fruits, l’heure où les chouettes se taisaient et où les passereaux ne chantaient pas encore. C’était aussi l’heure où, derrière les étroites fenêtres d’un des appartements d’honneur de l’abbaye d’Ainay, le cardinal Jacques Duèze songeait à la mort.

Le cardinal n’avait jamais eu grand besoin de dormir, mais avec l’âge ce besoin ne cessait de s’amenuiser. Trois heures de sommeil lui suffisaient amplement. Peu après minuit, il se levait et s’installait devant son écritoire. Homme d’intelligence rapide et de savoir prodigieux, rompu à toutes les disciplines de la pensée, il avait composé des traités de théologie, de droit, de médecine et d’alchimie qui faisaient autorité parmi les clercs et docteurs de son temps.

En cette époque où la grande espérance du pauvre comme celle du prince était la fabrication de l’or, on se référait beaucoup aux doctrines de Duèze sur les élixirs destinés à la transmutation des métaux.

Ainsi pouvait-on lire dans son ouvrage intitulé L’Élixir des Philosophes de telles définitions qui donnaient à méditer :

« Les choses dont on peut faire élixir sont trois : les sept métaux, les sept esprits, et les autres choses. Les sept métaux sont soleil, lune, cuivre, étain, plomb, fer et vif-argent, les sept esprits sont argent vif, soufre, sel ammoniac, orpiment, tutie, magnésie, marcassite ; et les autres choses sont vif-argent, sang d’homme, sang de cheveux et d’urine et l’urine est de l’homme,…».

Ou encore de simples recettes, comme celle pour « épurger » l’urine d’enfant. « Prends-la et mets-la en pot et la laisse reposer trois jours ou quatre, puis la coule légèrement, laisse encore reposer tant que l’ordure soit au fond. Et la cuis bien et l’écume tant qu’elle devienne de la tierce partie, puis la distille par feutre et la garde en un pot bien étoupé, pour la corruption de l’air. »

À soixante-douze ans, le cardinal découvrait encore des domaines profanes ou sacrés dans lesquels il ne s’était pas exprimé, et il complétait son œuvre pendant que ses semblables dormaient. Il usait à lui seul autant de cierges que toute une communauté de moines.

Au long de ses nuits, il travaillait aussi à l’énorme correspondance qu’il entretenait avec nombre de prélats, d’abbés, de juristes, de savants, de chanceliers et de princes souverains à travers l’Europe. Son secrétaire et ses copistes trouvaient au matin leur labeur préparé pour la journée entière.

Également, il se penchait souvent sur les cartes astrologiques de ses rivaux à la tiare, les comparait à son ciel personnel, et interrogeait les planètes afin de savoir qui deviendrait pape. D’après ses calculs, ses plus fortes chances personnelles se plaçaient entre le début d’août et le début de septembre de l’année présente. Or, on était déjà le 10 juin, et rien ne semblait se dessiner.

Puis venait le moment pénible d’avant l’aube. Comme habité du pressentiment que ce serait à cette heure-là qu’il lui faudrait un jour quitter le monde, le cardinal éprouvait alors une angoisse diffuse, un vague malaise tant du corps que de l’esprit. La fatigue aidant, il s’interrogeait sur ses actes accomplis. Ses souvenirs lui présentaient le développement d’une extraordinaire destinée… Issu d’une famille bourgeoise de Cahors, et ayant embrassé l’état ecclésiastique, il semblait à quarante-quatre ans, devenu archiprêtre, au sommet de la carrière à laquelle il pouvait raisonnablement prétendre. Or sa fortune n’avait pas encore débuté. L’occasion s’étant offerte de partir pour Naples, en compagnie d’un de ses oncles qui allait y faire commerce, le voyage, le dépaysement, la découverte de l’Italie, avaient agi sur lui d’étrange sorte. Quelques jours après avoir débarqué, il entrait en relation avec le précepteur des enfants royaux, se faisait son disciple, et se lançait dans les études abstraites avec une passion, une agilité de compréhension, une souplesse de mémoire qu’eussent pu lui envier les adolescents les mieux doués. Il ignorait la faim, tout comme il ignorait la nécessité du sommeil. Bientôt docteur en droit canon, puis en droit civil, son nom avait commencé de se répandre. La cour de Naples recherchait les avis du clerc de Cahors.