— Eh ! Madame, lui répondit Marie dans la figure, que ne vous adressez-vous alors à ces grandes dames qui sont plus dignes que moi !
— C’est qu’elles n’ont pas fauté au bon moment, les sottes ! Ah ! que me faites-vous dire ! Assez parlé, vous m’allez suivre.
Si l’oncle Tolomei ou le comte de Bouville lui-même étaient venus faire à Marie de Cressay la même demande, elle eût sûrement accepté. Elle était de cœur généreux, et se fût offerte à nourrir tout enfant en détresse ; à plus forte raison celui de la reine. La fierté, et l’intérêt aussi, auraient dû l’y pousser autant que la bonté. Nourrice du roi, tandis que Guccio était damoiseau du pape, toutes leurs difficultés se trouvaient aplanies, et leur fortune faite. Mais la femme du curateur n’avait pas pris la bonne manière. Parce qu’on la traitait non comme une mère heureuse mais comme une délinquante, non comme une femme digne mais comme une serve, et parce qu’elle continuait de voir en madame de Bouville une messagère de mauvais sort, Marie oubliait de penser, se butait. Ses grands yeux bleu sombre brillaient de crainte et d’indignation mêlées.
— Je conserverai mon lait pour mon fils, dit-elle.
— C’est ce que nous allons voir, méchante ! Puisque vous ne m’obéissez de gré, je vais appeler les écuyers qui m’attendent et qui vous enlèveront de force.
La mère abbesse intervint. Le couvent était un asile qu’elle ne pouvait laisser violer.
— Non que j’approuve du tout la conduite de ma parente, dit-elle ; mais elle a été commise à ma garde…
— Par moi, ma mère ! s’écria madame de Bouville.
— Ce n’est point raison pour lui faire violence en ces murs. Marie ne sortira que de son gré, ou sur l’ordre de l’Église.
— Ou sur celui du roi ! Car vous êtes couvent royal, ma mère, ne l’oubliez pas. J’agis au nom de mon époux ; si vous voulez un ordre du connétable, qui est tuteur du roi et qui vient de rentrer à Paris, ou bien un ordre du régent-lui-même, messire Hugues saura bien l’obtenir ; cela nous usera trois heures, mais on m’obéira.
L’abbesse prit madame de Bouville à part pour lui assurer, à voix basse, que ce que Marie avait dit à propos du pape n’était pas complètement faux.
— Et que m’importe ! dit madame de Bouville. C’est le roi qu’il me faut faire vivre et je n’ai qu’elle sous la main.
Elle sortit, alla appeler ses hommes d’escorte et leur commanda d’empoigner la rebelle.
— Vous m’êtes témoin, Madame, dit l’abbesse, que je n’ai point donné mon accord à cet enlèvement.
Marie, se débattant à travers la cour, entre deux écuyers, qui l’entraînaient, criait :
— Mon enfant ! Je veux mon enfant !
— C’est vrai, dit madame de Bouville. Il faut lui laisser prendre son enfant. À se rebeller ainsi, elle nous fait tout oublier.
Quelques minutes plus tard, Marie, ayant à la hâte rassemblé ses hardes et tenant son nouveau-né serré contre elle, franchissait, en sanglots, la porte de l’hôtellerie.
Dehors, deux litières attelées attendaient.
— Voyez donc ! s’écria madame de Bouville. On vient la quérir en litière, comme une princesse, et cela crie et vous cause mille embarras !
Environnée par la nuit, cahotée au trot des mules, pendant plus d’une heure, dans une boîte de bois et de tapisserie aux rideaux battants par lesquels s’engouffrait le froid de novembre, Marie rendait grâce à ses frères de l’avoir obligée à prendre sa grande chape en partant de Cressay. Avait-elle assez souffert alors de la chaleur, sous cette lourde étoffe, en arrivant à Paris ! « Je ne quitterai donc nul lieu sans malheur et sans larmes, se disait-elle. Ai-je mérité qu’on s’acharne ainsi sur moi ? »
Le nourrisson dormait, enveloppé dans les gros plis de la chape. À sentir cette petite vie, inconsciente et tranquille, nichée au creux de sa poitrine, Marie, lentement, retrouvait sa raison. Elle allait voir la reine Clémence ; elle lui parlerait de Guccio ; elle lui montrerait le reliquaire. La reine était jeune ; elle était belle et pitoyable aux infortunes… « La reine… c’est l’enfant de la reine que je vais nourrir !… » pensait Marie se représentant enfin tout l’étrange et l’inespéré de cette aventure que l’autorité agressive de madame de Bouville ne lui avait montrée que sous un aspect odieux…
Le grincement d’un pont-levis qu’on abaissait, le pas assourdi des chevaux sur le bois des madriers, puis le claquement de leurs fers sur les pavés d’une cour… Marie fut invitée à descendre, passa entre les soldats en armes, suivit un couloir de pierre mal éclairé, vit apparaître un gros homme en cotte de mailles qu’elle reconnut pour le comte de Bouville. Autour de Marie, on chuchotait ; elle entendit le mot de « fièvre » plusieurs fois prononcé. On lui fit signe de marcher sur la pointe des pieds ; une tenture fut soulevée.
En dépit de la maladie, les usages, dans la chambre de gésine, avaient été respectés. Mais comme la saison des fleurs était passée, on n’avait pu répandre sur le sol qu’un tardif feuillage jauni qui commençait déjà à pourrir sous les piétinements. Autour du lit, les sièges étaient disposés pour des visiteurs qui ne viendraient pas. Une ventrière se tenait là, froissant dans ses doigts des herbes aromatiques. Dans la cheminée, sur des trépieds de fer, bouillaient des décoctions grisâtres.
Du berceau, placé dans un angle, ne venait aucun bruit.
La reine Clémence gisait étendue sur le dos, les cuisses relevées par la douleur et bosselant les draps. Les pommettes étaient rouges, les yeux brillants. Marie remarqua surtout l’immense chevelure d’or éparse sur les coussins, et ce regard ardent qui ne semblait pas voir ce qu’il contemplait.
— J’ai soif, j’ai grand soif… gémissait la reine.
La ventrière chuchota à madame de Bouville :
— Elle a frissonné une grande heure ; les dents lui claquaient, et ses lèvres étaient violettes comme au visage des morts. Nous avons cru qu’elle passait. Nous l’avons bien frictionnée par tout le corps ; alors sa peau s’est remise à bouillir comme vous la voyez. Elle a sué si fort qu’il faudrait lui changer ses linceuls ; mais on ne trouve point les clefs de la chambre aux draps, que tenait Eudeline.
— Je vais vous les donner, répondit madame de Bouville.
Elle conduisit Marie dans une chambre voisine, où un feu brûlait également.
— Vous vous installerez ici, dit-elle.
On apporta le berceau royal. Parmi tous les linges qui l’entouraient, le roi était à peine visible. Il avait un nez minuscule, des paupières épaisses et closes, et somnolait, chétif, dans une immobilité molle. On devait s’approcher de très près pour s’assurer qu’il respirait. De temps en temps une infime grimace, une contraction douloureuse, donnait quelque relief à ses traits.
Devant ce petit être dont le père était mort, dont la mère allait peut-être mourir, et qui donnait si peu de marques de vie, Marie de Cressay fut saisie d’une intense pitié : « Je le sauverai ; je le ferai grand et fort » pensa-t-elle.
Comme il n’y avait qu’un seul berceau, elle coucha son propre enfant à côté du roi.
II
« LAISSONS FAIRE DIEU »
Depuis vingt-quatre heures, la comtesse Mahaut ne décolérait pas.