— De nouvelles convulsions pourraient bien l’emporter, insista Mahaut.
— Laissons faire Dieu, ma mère, laissons faire Dieu, dit Philippe en rompant l’entretien.
« Laisser faire Dieu… ou me laisser faire, moi ? pensa la comtesse d’Artois. Il est prudent, jusqu’à se garder de se souiller l’âme ; mais il m’a bien comprise… C’est ce gros niais de Bouville qui va me causer le plus de tracas. »
Dès cet instant son imagination commença de travailler. Mahaut avait un crime en perspective ; et que la future victime fût un nouveau-né lui excitait l’esprit autant que s’il se fût agi de l’adversaire le plus féroce.
Elle entreprit une campagne soigneuse, perfide. Le roi n’était pas né viable ; elle le disait à tout venant, et décrivait, les larmes dans les yeux, la pénible scène du baptême.
— Nous l’avons tous cru trépassé devant nous, et il s’en est fallu de bien peu que ce ne fût vrai. Demandez plutôt au connétable qui était là comme moi ; je n’ai jamais vu messire Gaucher si fort pâlir… Chacun pourra juger d’ailleurs de la faiblesse du petit roi quand on le présentera à tous les barons, comme cela doit se faire. À savoir même s’il n’est pas déjà mort et qu’on nous le cache. Car cette présentation tarde beaucoup, sans qu’on nous en donne la raison. Messire de Bouville, paraît-il, s’y oppose, parce que la malheureuse reine… Dieu la protège !… serait au plus mal. Mais enfin la reine n’est pas le roi !
Les familiers de Mahaut avaient charge de colporter ces propos.
Les barons commencèrent à s’alarmer. En effet, pourquoi différait-on ainsi la présentation solennelle ? Le baptême à la sauvette, les prétendues dérobades de Bouville, l’impénétrable silence maintenu autour de Vincennes, tout était marqué de mystère.
Des rumeurs contradictoires circulaient. Le roi était infirme et l’on ne voulait pas le montrer. Le comte de Valois l’avait enlevé secrètement pour le mettre en sûreté. La maladie de la reine ? Une feinte. La reine et son enfant voyageaient en ce moment vers Naples.
— S’il est mort, qu’on nous le dise, murmuraient certains.
— Le régent l’a fait disparaître ! assuraient d’autres.
— Qu’allez-vous chanter là ? Le régent n’est point homme de cette sorte. Mais il se défie de Valois.
— Ce n’est point le régent ; c’est Mahaut. Elle prépare son forfait, s’il n’est même déjà accompli. Elle répète trop fort que le roi ne peut vivre !
Tandis qu’un mauvais vent passait à nouveau sur la cour, qu’on s’énervait en conjectures odieuses, en soupçons d’infamie dont chacun se sentait éclaboussé, le régent, lui, demeurait impénétrable. Il s’absorbait dans l’administration du royaume, et si l’on venait à lui parler de son neveu, il répondait Flandre, Artois, ou rentrée des impôts.
Au matin du 19 novembre, l’irritation montant, de nombreux barons et des maîtres au Parlement vinrent en délégation trouver Philippe et le prièrent avec force, le sommèrent presque, de consentir à la présentation du roi. Ceux-ci, qui s’attendaient à une réponse négative, ou dilatoire, avaient déjà dans l’œil une méchante lueur.
— Mais je souhaite, Messeigneurs, je souhaite autant que vous cette présentation, dit le régent. À moi-même on fait opposition ; c’est le comte de Bouville qui s’y refuse.
Puis, se tournant vers Charles de Valois, rentré depuis l’avant-veille de son comté du Maine, il lui demanda :
— Est-ce vous, mon oncle, pour les intérêts de votre nièce Clémence, qui empêchez Bouville de nous montrer le roi ?
L’ex-empereur de Constantinople, ne comprenant pas d’où lui tombait cette algarade, devint pourpre et s’écria :
— Mais, par Dieu juste, mon neveu, où allez-vous chercher cela ? Je n’ai jamais rien ordonné ni voulu de tel ! Je n’ai même pas vu Bouville, ni n’en ai reçu message depuis plusieurs semaines. Et je suis rentré tout exprès pour cette présentation. Je voudrais fort, au contraire, qu’on la fît et qu’on revînt à agir selon les coutumes de nos pères, ce qui n’a que trop tardé.
— Alors, Messeigneurs, dit le régent, nous sommes tous de même conseil et de même volonté… Gaucher ! Vous qui fûtes à la naissance de mon frère… c’est bien à la première marraine qu’il revient de présenter l’enfant royal aux barons ?
— Certes, certes, c’est à la marraine, répondit Valois, vexé que sur un point de cérémonial on fît appel à une autre compétence que la sienne. J’assistai à toutes les présentations, Philippe ; à la vôtre qui fut petite, puisque vous étiez second, comme à celle de Louis et ensuite de Charles. Toujours la marraine.
— Alors, reprit le régent, je vais faire savoir aussitôt à la comtesse Mahaut qu’elle ait à tenir tout à l’heure cet office, et donner ordre à Bouville de nous ouvrir Vincennes. Nous monterons à cheval à midi.
Pour Mahaut, c’était l’occasion attendue. Elle ne voulut personne que Béatrice pour l’habiller, et se coiffa d’une couronne ; le meurtre d’un roi valait bien cela.
— Combien de temps penses-tu qu’il faille à ta poudre pour avoir effet sur un enfant de cinq jours ?
— Cela, je ne sais pas, Madame… répondit la demoiselle de parage. Sur les cerfs de vos bois, le résultat s’est montré dans une nuit. Le roi Louis, lui, a résisté près de trois journées…
— J’aurai toujours, pour me couvrir, dit Mahaut, cette nourrice que j’ai vue l’autre jour, belle fille, ma foi, mais dont on ne sait d’où elle vient, ni qui l’a placée là. Les Bouville sans doute…
— Ah ! Je vous comprends, dit Béatrice en souriant. Si la mort n’apparaissait pas naturelle… on pourrait accuser cette fille, et la faire écarteler…
— Ma relique, ma relique, dit Mahaut avec inquiétude en se touchant la poitrine. Ah oui ! c’est bon, je l’ai.
Comme elle sortait de la chambre, Béatrice lui murmura :
— Surtout, Madame, n’allez pas par mégarde vous moucher.
III
LES RUSES DE BOUVILLE
— Faites feux à bataille ! ordonnait Bouville aux valets. Que les cheminées flambent à crever pour que la chaude se répande dans les couloirs.
Il allait de pièce en pièce, paralysant le service en prétendant activer chacun. Il courait au pont-levis inspecter la garde, commandait d’étendre du sable dans les cours, le faisait balayer parce qu’il tournait en boue, venait vérifier les serrures qui ne serviraient pas. Toute cette agitation n’était destinée qu’à tromper sa propre angoisse. « Elle va le tuer, elle va le tuer », se répétait-il.
Dans un corridor, il se heurta à son épouse.
— La reine ? demanda-t-il.
On avait administré les derniers sacrements à la reine Clémence le matin même.
Cette femme, dont deux royaumes célébraient la beauté, était défigurée, ravagée par l’infection. Le nez pincé, la peau jaunâtre, marquée de plaques rouges de la taille d’une pièce de deux livres, elle exhalait une odeur affreuse ; ses urines charriaient des traces sanglantes ; elle respirait de plus en plus péniblement et gémissait sous les douleurs intolérables qu’elle éprouvait dans la nuque et le ventre. Elle délirait.
— C’est une fièvre quarte, dit madame de Bouville. La ventrière assure que si elle franchit la journée, elle peut être sauvée. Mahaut a offert d’envoyer maître de Pavilly, son physicien personnel.
— À nul prix, à nul prix ! s’écria Bouville. Ne laissons personne qui appartienne à Mahaut s’introduire ici.