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Le régent tenait ses mains souillées écartées du corps ; il les regardait avec crainte et dégoût, et n’osait plus toucher à rien.

Le bébé était bleuâtre et suffoquait.

Dans le désordre et l’affolement qui suivirent, personne ne sut très bien ce qu’il faisait, ni comment les choses s’étaient passées. Madame de Bouville s’élança vers la chambre de la reine, mais presque arrivée s’arrêta brusquement en pensant : « Si j’appelle la ventrière, elle verra bien, elle, que l’enfant a été changé, et qu’il n’a pas la marque des fers. Surtout, surtout, qu’on ne lui ôte pas le bonnet ! » Elle revint en courant, tandis que l’assistance refluait déjà vers la chambre du roi.

Le service d’aucune ventrière n’était plus nécessaire à l’enfant. Toujours enveloppé du manteau fleurdelisé, sa couronne de poupée inclinée sur la tempe, il gisait, lèvres sombres, langes souillés et viscères rompus, au milieu de l’immense lit couvert de soie. Le bébé qu’on venait de présenter à tous comme le roi de France avait cessé de vivre.

V

UN LOMBARD À SAINT-DENIS

— Et maintenant, qu’allons-nous faire ? se demandaient les Bouville.

Ils se trouvaient piégés à leur propre trappe.

Le régent ne s’était guère attardé à Vincennes. Rassemblant les membres de la famille royale, il les avait priés de remonter à cheval et de l’escorter à Paris pour y tenir aussitôt conseil. Bouville, alors que la troupe s’ébranlait, avait eu un sursaut de courage.

— Monseigneur !… s’était-il écrié en saisissant par la bride la monture du régent.

Mais Philippe l’avait immédiatement arrêté.

— Mais oui, mais oui, Bouville ; je vous sais gré de la part que vous prenez à notre affliction. Nous ne vous reprochons rien, croyez-le bien. C’est la loi de l’humaine nature. Je vous ferai porter mes ordres pour les funérailles.

Et piquant son cheval, il s’était mis au galop dès le pont-levis franchi. À pareille allure, ceux qui l’accompagnaient auraient peu le loisir de réfléchir en route.

La plupart des barons avaient suivi. Il n’en demeurait que quelques-uns, les moins importants, les désœuvrés qui s’attardaient, par petits groupes, à commenter l’événement.

— Tu vois, disait Bouville à sa femme, j’aurais dû parler sur l’instant même. Pourquoi m’as-tu retenu ?

Ils se tenaient debout, dans une embrasure de fenêtre, chuchotant et osant à peine se confier leurs pensées.

— La nourrice ? reprit Bouville.

— J’y ai veillé. Je l’ai entraînée dans ma propre chambre, que j’ai fermée à clef, et j’ai placé deux hommes à la porte.

— Elle ne se doute de rien ?

— Non.

— Il faudra bien lui dire.

— Attendons que tout le monde soit parti.

— Ah ! J’aurais dû parler, répéta Bouville.

Le remords de n’avoir pas suivi son premier mouvement le torturait. « Si j’avais crié la vérité devant tous les barons, si j’avais fourni la preuve sur-le-champ… » Il eût fallu pour cela qu’il possédât une autre nature, qu’il fût homme de la trempe du connétable par exemple ; il lui eût fallu surtout n’obéir pas à sa femme, quand elle l’avait tiré par la manche.

— Mais aussi pouvions-nous savoir, dit madame de Bouville, que Mahaut mènerait si bien son coup, et que l’enfant mourrait aux yeux de tous ?

— Au fond, murmura Bouville, nous aurions mieux fait de présenter le vrai, et de laisser le destin s’accomplir.

— Ah ! Je te l’avais bien dit !

— Eh oui, je le confesse. C’est moi qui ai eu l’idée… Elle était mauvaise…

Car maintenant, qui donc accepterait de les croire ? Comment, à qui, pourraient-ils déclarer qu’ils avaient trompé l’assemblée des barons en coiffant d’une couronne un enfant de nourrice ? Il y avait du sacrilège dans leur acte.

— Sais-tu ce que nous risquons, à présent, si nous ne gardons pas le silence ? dit madame de Bouville. C’est que Mahaut nous fasse empoisonner à notre tour.

— Le régent était de concert avec elle ; j’en suis sûr. Quand il s’est essuyé les mains, après que l’enfant lui eut craché dessus, il a jeté la toile dans le feu ; je l’ai vu…

Leur plus grave souci, désormais, concernait leur propre sécurité.

— La toilette de l’enfant ? reprit Bouville.

— Je l’ai faite, avec une de mes femmes, pendant que tu reconduisais le régent, répondit madame de Bouville. Et maintenant quatre écuyers le veillent. Il n’y a rien à redouter de ce côté-là.

— Et la reine ?

— Chacun autour d’elle a l’ordre de se taire, pour ne point aggraver son mal. D’ailleurs, elle semble hors d’état de comprendre. Et j’ai dit aux ventrières qu’elles ne s’écartent pas de sa couche.

Peu après, le chambellan Guillaume de Seriz arriva de Paris pour apprendre à Bouville que le régent venait de se faire reconnaître roi par ses oncles, son frère, et les pairs présents. Le conseil avait été bref.

— Pour les funérailles de son neveu, dit le chambellan, notre Sire Philippe a décidé qu’elles se feraient au plus tôt, afin de ne pas affliger trop longuement le peuple par ce nouveau trépas. Il n’y aura point d’exposition. Comme nous sommes vendredi, et qu’on ne peut inhumer un dimanche, c’est donc demain que le corps sera conduit à Saint-Denis : L’embaumeur est déjà en route. Je vous laisse, messire, car le roi m’a commandé d’être promptement de retour.

Bouville le laissa partir sans ajouter un mot. « Le roi… le roi… » se répétait-il.

Le comte de Poitiers était roi ; un petit Lombard allait être conduit à Saint-Denis… et Jean Ier était vivant.

Bouville alla rejoindre sa femme.

— Philippe est reconnu, lui dit-il. Qu’allons-nous devenir, avec ce roi qui nous reste sur les bras ?

— Nous devons le faire disparaître.

— Ah ! non ! s’écria Bouville indigné.

— Il ne s’agit pas de cela. Tu perds l’esprit, Hugues ! répliqua madame de Bouville. Je veux dire qu’il faut le cacher.

— Mais il ne régnera pas.

— Il vivra, au moins. Et un jour peut-être… Sait-on jamais !

Mais comment le cacher ? À qui le confier sans éveiller les soupçons ? Il était nécessaire, d’abord, qu’il continuât d’être allaité…

— La nourrice… Il n’y a que la nourrice dont nous puissions nous servir, dit madame de Bouville. Allons la trouver.

Ils avaient été bien inspirés d’attendre le départ des derniers barons, avant de venir avouer à Marie de Cressay que son fils était mort. Car le hurlement qu’elle poussa traversa les murs du manoir. À ceux qui l’entendirent et en demeurèrent glacés, on expliqua ensuite que c’était un cri de la reine. Or la reine, si inconsciente qu’elle fût, s’était dressée sur sa couche en demandant :

— Qu’y a-t-il ?

Même le vieux sénéchal de Joinville, dans le fond de sa torpeur, en tressaillit.

— On tue quelque part, dit-il ; c’est un cri d’égorgé que j’ai entendu là…

Pendant ce temps, Marie répétait inlassablement :

— Je veux le voir ! Je veux le voir ! Je veux le voir !

Bouville et sa femme furent obligés de la saisir à bras-le-corps, pour l’empêcher de s’élancer, à demi folle, à travers le château.