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Se souvenant des idées de Jean XXII lorsque celui-ci n’était encore que le cardinal Duèze, Philippe prépara une réforme du système des amendes pénales et des droits de chancellerie. Les notaires verseraient chaque samedi au Trésor les sommes encaissées, et l’enregistrement des actes serait soumis à des tarifs décrétés par la Chambre des comptes.

Comme il en allait des chancelleries, il en alla des douanes, des prévôtés, capitaineries de villes et recettes de finances. Les abus et malversations, qui avaient eu libre cours depuis la mort du Roi de fer, furent durement réprimés. À toutes les hauteurs de la société, dans toute l’activité nationale, dans les cours de justice, sur les ports, sur les places de marché et de foire, on sentit, on comprit que la France était reprise en mains fermes… des mains de vingt-cinq ans !

Les fidélités ne s’obtiennent pas sans bienfaits. Philippe paya son avènement de larges libéralités.

Le vieux sénéchal de Joinville s’était fait reconduire à son château de Wassy où il avait déclaré vouloir mourir. Il se savait sur l’extrême fin. Son fils Anseau, qui depuis Lyon n’avait pas quitté Philippe, dit un jour à ce dernier :

— Mon père m’a assuré que d’étranges choses s’étaient passées à Vincennes, lors de la mort du petit roi, et il lui est venu aux oreilles de troublantes rumeurs.

— Je sais, je sais, répondit Philippe. À moi aussi, certains faits, en ces journées, ont paru surprenants. Voulez-vous mon sentiment, Anseau ? Je ne veux pas médire de Bouville, car je n’ai point de preuves. Mais je me demande s’il n’a pas été inférieur à la tâche confiée. Il montrait tant d’agitation, écoutait tant de vains propos ! Ses prudences désordonnées ont donné du fil aux imaginations… De toute manière il est trop tard.

Il prit un temps et ajouta :

— Anseau, je vous ai fait marquer au Trésor pour une donation de quatre mille livres, et ceci vous dira assez ma gratitude pour l’aide que vous m’avez toujours apportée. Et si le jour du sacre, mon cousin le duc de Bourgogne, comme je le pense, ne se trouve point là pour me nouer les éperons, c’est vous qui tiendrez cet office. Vous êtes assez haut chevalier pour cela.

L’or toujours pour river les bouches fut le meilleur métal : mais Philippe savait qu’avec certains hommes il faut en plus orfévrer un peu la soudure.

Restait à régler le cas de Robert d’Artois. Philippe se félicitait d’avoir tenu en prison son dangereux cousin pendant les derniers événements. Mais il ne pouvait pas le garder indéfiniment au Châtelet. Un couronnement s’accompagne généralement d’actes de clémence et d’octrois de grâces. Sur une pressante intervention de Charles de Valois, Philippe feignit de se montrer bon prince.

— C’est bien pour vous complaire, mon oncle, dit-il. Robert sera donc remis en liberté…

Il laissa sa phrase en suspens, et sembla calculer.

— … mais trois jours seulement après mon départ pour Reims, ajouta-t-il, et il n’aura pas droit de s’écarter de Paris de plus de vingt lieues.

VII

TANT DE RÊVES ÉCROULÉS !

Dans sa royale ascension, Philippe le Long n’avait pas seulement enjambé deux cadavres ; il laissait encore sous ses pas deux autres destins brisés, deux femmes écrasées, l’une reine et l’autre obscure.

Le lendemain des obsèques du faux Jean Ier à Saint-Denis, Madame Clémence de Hongrie, dont chacun s’attendait à ce qu’elle rendît l’âme, était remontée faiblement à la conscience et à la vie. Quelque remède enfin s’était montré efficace ; la fièvre et l’infection se retiraient de ce corps, comme pour laisser la place à d’autres peines. Les premières paroles que prononça la reine furent pour demander son fils, qu’elle avait à peine eu le temps d’entrevoir. Son souvenir ne lui représentait qu’un petit corps nu qu’on frictionnait à l’eau de rose et qu’on déposait dans un berceau…

Lorsqu’on lui fit savoir, avec mille ménagements, qu’on ne pouvait pas le lui montrer aussitôt, elle murmura :

— Il est mort, n’est-ce pas ? Je le savais. Je l’ai senti, dans ma fièvre… Cela aussi devait arriver…

Elle n’eut pas la réaction foudroyante qu’on redoutait. Elle resta prostrée, mais sans larmes, avec sur le visage cette expression d’ironie tragique qu’ont certaines gens à la fin d’un incendie, devant les cendres fumantes de leur demeure. Ses lèvres s’écartèrent comme pour rire, et pendant quelques instants on la crut démente.

Le malheur avait mis de l’excès à s’acharner sur elle ; il y avait des places mortes dans cette âme, et le sort pouvait y frapper à coups redoublés sans plus en tirer de souffrance.

Bouville, devant elle, se voyait condamné à une mensongère mission de consolateur impuissant. Chaque mot d’amitié que lui adressait la reine le torturait de remords.

« Son enfant vit, et je ne dois pas le lui dire. Quand je pense que je pourrais lui donner si grande joie !…»

Vingt fois, la pitié, et même la simple honnêteté, faillirent l’emporter. Mais madame de Bouville, le sachant d’âme faible, ne le laissait jamais seul auprès de la reine.

Au moins put-il se soulager à moitié en accusant Mahaut, la réelle coupable.

La reine haussa les épaules. Que lui importait la main dont les forces du mal s’étaient servies pour l’atteindre ?

— J’ai été pieuse, j’ai été bonne ; du moins je crois l’avoir été, disait-elle ; je me suis efforcée de suivre les ordonnances de la religion et d’amender ceux qui m’étaient chers. Je n’ai jamais souhaité peine à quiconque. Et Dieu s’est employé à me meurtrir plus qu’aucune de ses créatures… Or je vois des méchants triompher en tout.

Elle ne se révoltait pas, ni ne blasphémait non plus ; elle constatait simplement une sorte de monumentale erreur.

Son père et sa mère avaient été enlevés par la peste lorsqu’elle avait à peine deux ans. Tandis que toutes les princesses de sa famille, ou presque, recevaient établissement dès avant leur nubilité, elle avait attendu un parti jusqu’à l’âge de vingt-deux ans. Celui qui s’était offert, inespéré, paraissait le plus haut du monde. À ce mariage avec la France, elle était arrivée éblouie, éperdue d’un amour irréel, et pétrie de toutes les intentions du bien. Avant même d’aborder à son nouveau pays, elle avait manqué périr en mer. Au bout de quelques semaines, elle découvrait qu’elle avait épousé un assassin et succédé à une reine étranglée. Après dix mois elle restait veuve, et enceinte. Aussitôt éloignée du pouvoir, on l’avait séquestrée sous prétexte de la défendre. Elle venait pendant huit jours de se débattre aux portes du trépas pour apprendre, à peine sortie de cet enfer, que son enfant était mort, empoisonné sans doute comme son mari l’avait été.

— Les gens de mon pays croient au mauvais sort. Ils ont raison. J’ai le mauvais sort, dit-elle. Je me dois interdire de plus rien entreprendre et de me fier à rien, pas même à Dieu.

Amour, charité, espérance, elle avait épuisé toutes les réserves de vertus qu’elle possédait, et la foi du même coup se retirait d’elle.

Elle avait subi pendant sa maladie de telles tortures, et si fort éprouvé l’impression d’agonie, que de se sentir vivante, de respirer sans peine, de s’alimenter, de poser son regard sur des murs, des meubles, des visages, lui semblait surprenant et lui procurait les seules émotions dont son âme aux trois quarts détruite fût encore capable.

À mesure que se déroulait sa lente convalescence, et qu’elle retrouvait sa légendaire beauté, la reine Clémence se mit à développer des goûts de femme âgée et capricieuse. On eût dit que sous cette apparence admirable, sous ces cheveux d’or, ce visage de retable, cette poitrine noble, ces membres fuselés, qui reprenaient de jour en jour leur séduction, quarante années, d’un coup, s’étaient écoulées. Dans un corps somptueux, une vieille veuve réclamait à la vie ses dernières joies. Elle les réclamerait pendant onze ans.