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— Je craignais, reprit le banquier en s’efforçant d’entraîner son interlocuteur un peu loin de la tapisserie suspecte, je craignais que le nouveau roi ne nous maltraitât, nous autres Lombards. Point du tout. Il paraît même qu’il a confié les recettes d’impôts, en certaines sénéchaussées, à des gens de nos compagnies… Pour mon neveu donc, qui a fort bien travaillé je dois dire, j’aimerais qu’il fût récompensé de ses peines en trouvant sa belle et son héritier installés en ma demeure. Déjà je fais préparer la chambre de ces gentils époux. On médit des jeunes gens de notre temps. On ne les croit plus capables de sincérité, ni d’amour fidèle. Ces deux-là s’aiment fort, je vous le certifie. Il suffit de lire leurs lettres. Si le mariage n’a point été fait selon toutes les règles, qu’importe ! Nous le recommencerons, et je vous demanderai même, si cela ne vous désoblige, d’y paraître en témoin.

— Grand honneur, au contraire, grand honneur, messer, répondit Bouville en regardant la tenture comme s’il y cherchait une araignée. Mais il y a la famille.

— Quelle famille ?

— Mais oui. La famille de la nourrice.

— La nourrice ? répéta Tolomei qui ne comprenait plus rien.

Pour la seconde fois, la petite toux s’éleva derrière la tapisserie. Bouville changea de visage, bafouilla, bégaya.

— C’est que, messer… Oui, je voulais dire… oui, je voulais vous l’apprendre tout de suite, mais… à être dérangé sans cesse, je l’avais omis. Ah ! oui, maintenant il faut que je vous le dise… Votre… la femme de votre neveu, puisqu’ils sont mariés m’assurez-vous… nous lui avons demandé… Voilà, nous étions en peine de nourrice, et de bonne grâce, de très bonne grâce, sur la prière de ma femme, elle a nourri le petit roi… le peu de temps, hélas ! qu’il a vécu.

— Elle est donc venue ici ; vous l’avez fait sortir du couvent ?

— Et nous l’y avons ramenée ! J’avais gêne à vous l’avouer… Mais voyez-vous le temps pressait. Et tout s’est passé si vite !

— Mais, messire, n’en soyez pas honteux. Vous avez fort bien agi. Cette belle Marie ! Elle a donc nourri le pauvre petit roi ? Que voilà une surprenante nouvelle et combien honorable ! C’est pitié seulement qu’elle n’ait pas eu à donner son lait plus longtemps, dit Tolomei qui regrettait déjà tous les avantages qu’il aurait pu tirer d’une telle situation. Alors il vous est aisé de la faire sortir à nouveau ?

— Eh non ! Pour la faire sortir tout à fait, il faut le consentement de la famille. Avez-vous revu sa famille ?

— Jamais. Ses frères, qui avaient mené si grand tapage, ont semblé bien aise de s’en débarrasser et n’ont jamais reparu.

— Où vivent-ils ?

— Chez eux, à Cressay.

— Cressay… Où cela se trouve-t-il donc ?

— Mais près de Neauphle, où j’ai un comptoir.

— Cressay… Neauphle… fort bien.

— En vérité, vous êtes étrange homme, Monseigneur, si j’ose vous le dire ! s’écria Tolomei. Je vous confie une fille, je vous conte tout à son propos ; vous l’allez chercher pour nourrir l’enfant de la reine, elle vit ici huit jours, dix jours…

— Cinq, précisa Bouville.

— Cinq jours, reprit Tolomei, et vous ne savez pas d’où elle vient ni presque comment elle se nomme !

— Si, je sais, je savais bien, dit Bouville en rougissant. Mais par moments la tête me fuit.

Il ne pouvait pas une troisième fois courir vers sa femme. Que ne venait-elle le secourir, au lieu de demeurer cachée derrière la tapisserie, pour le tancer tout à l’heure s’il commettait une sottise ! Elle avait ses raisons, sans doute.

— Ce Tolomei est le seul homme que je redoute en cette affaire, avait-elle dit à Bouville. Un nez de Lombard vaut trente chiens de meute. S’il te voit seul, niais comme tu l’es, il se défiera moins, et je pourrai mieux mener le jeu ensuite.

« Niais comme tu l’es… Elle a raison, je suis devenu niais, se disait Bouville. Pourtant, j’ai su parler à des rois naguère, et traiter de leurs affaires. J’ai négocié le mariage de Madame Clémence. J’ai dû m’occuper du conclave et ruser avec Duèze… » Ce fut cette pensée qui le sauva.

— Votre neveu, me disiez-vous, est muni d’une lettre d’ordre du Saint-Père ? reprit-il. Eh bien ! voilà qui arrange tout. C’est à Guccio d’aller chercher sa femme, en montrant cette lettre. Ainsi nous serons tous couverts et ne pourrons avoir ni reproches ni procès. Le Saint-Père ! Que veut-on de plus… Dans deux ou trois jours, n’est-ce pas ? Souhaitons donc que tout se passe au mieux. Et grand merci de ce beau drap ; ma bonne épouse, je suis sûr, l’appréciera fort. À vous revoir, messer, et toujours votre serviteur.

Il se sentait plus épuisé que s’il avait chargé en bataille.

Tolomei, en quittant Vincennes, pensait : « Ou bien il me ment pour quelque raison que j’ignore, ou bien il retourne en âge d’enfance. Enfin, attendons Guccio. »

Madame de Bouville, elle, n’attendit pas. Elle fit atteler sa litière et courut au faubourg Saint-Marcel. Là elle s’enferma avec Marie de Cressay. Après avoir causé la mort de son enfant, elle venait à présent exiger de Marie qu’elle renonçât à son amour.

— Vous avez juré le secret sur les Évangiles, disait madame de Bouville. Mais serez-vous capable de le tenir devant cet homme ? Aurez-vous le front de vivre avec votre époux…

Maintenant elle consentait à parer Guccio de cette qualité.

— … en lui laissant croire qu’il est le père d’un enfant qui ne lui appartient pas ? C’est péché que de cacher si grave chose à son conjoint ! Et quand nous pourrons faire triompher la vérité et qu’on viendra chercher le roi pour le mettre au trône, que direz-vous alors ? Vous êtes trop honnête fille, et trop noble de sang, pour consentir à pareille vilenie.

Toutes ces questions, Marie se les était posées cent et cent fois, en chaque heure de sa solitude. Elle ne pensait à rien d’autre ; elle en devenait folle. Et elle savait bien la réponse ! Elle savait que, dès qu’elle se retrouverait dans les bras de Guccio, la feinte et le silence lui seraient impossibles, non point « parce que c’était péché » comme disait madame de Bouville, mais parce que l’amour lui interdirait l’atrocité d’un tel mensonge.

— Guccio me comprendra, Guccio m’absoudra. Il saura que cela s’est passé sans ma volonté ; il m’aidera à supporter ce fardeau. Guccio ne dira rien, Madame, je puis en jurer pour lui comme pour moi !

— On ne peut jurer que pour soi-même, mon enfant. Et un Lombard, en plus ; vous pensez comme il irait se taire ! Il en tirera usure.

— Madame, vous l’insultez !

— Mais non je ne l’insulte pas, ma bonne, je connais le monde. Vous avez juré de ne pas parler, même en confession. C’est le roi de France que vous avez en garde ; et vous ne serez relevée de votre serment que quand le temps sera venu.

— De grâce, Madame, reprenez le roi et délivrez-moi.

— Ce n’est point moi qui vous l’ai remis, c’est la volonté de Dieu. C’est dépôt sacré que vous avez là ! Auriez-vous trahi Notre-Seigneur le Christ s’il vous avait été donné à garder pendant le massacre des Innocents ?… Cet enfant doit vivre. Il faut que mon époux vous ait tous deux sous sa surveillance, et qu’on puisse à tout instant vous joindre, et non que vous partiez en Avignon comme il en est question.

— J’obtiendrai donc de Guccio que nous demeurions où vous voudrez ; je vous assure qu’il ne parlera pas.

— Il ne parlera pas parce que vous ne le reverrez point !

La lutte, coupée par la tétée du petit roi, dura l’après-midi entier. Les deux femmes se battaient comme deux bêtes au fond d’un piège. Mais la petite madame de Bouville avait les dents et les griffes plus dures.