— Et qu’allez-vous faire de moi, alors ? Allez-vous m’enfermer ici pour la vie ? Gémissait Marie.
« Je le voudrais bien, pensait madame de Bouville. Mais l’autre va arriver, avec sa lettre du pape…»
— Et si votre famille consentait à vous reprendre ? proposa-t-elle. Messire Hugues, je crois, pourrait parvenir à décider vos frères.
Rentrer à Cressay, entre des parents hostiles, accompagnée d’un enfant qui serait considéré comme celui du péché alors que, de tous les enfants de France, il était le plus digne d’honneur… Renoncer à tout, se taire, vieillir, en n’ayant plus rien à faire qu’à contempler la monstrueuse fatalité, le désespérant gâchis d’un amour que rien n’aurait dû altérer. Tant de rêves écroulés !
Marie se cabra ; elle retrouva la force qui l’avait poussée, contre les lois et contre sa famille, à se donner à l’homme qu’elle avait choisi. Brusquement elle refusa.
— Je reverrai Guccio, je lui appartiendrai, je vivrai avec lui ! s’écria-t-elle.
Madame de Bouville frappa à petits coups, lentement, le bras de son siège.
— Vous ne reverrez point ce Guccio, répondit-elle, parce que s’il approchait de ce couvent, ou de tout autre lieu clos où nous pourrions vous enfermer, et que vous lui parliez une minute, ce serait pour lui la dernière. Mon époux, vous le savez, est un homme énergique et redoutable s’il s’agit de la sauvegarde du roi. Si vous tenez trop à revoir cet homme, vous pourrez le contempler, mais avec une miséricorde entre les deux épaules.
Marie s’affaissa un peu sur elle-même.
— C’est assez de l’enfant, murmura-t-elle, pour ne point aussi tuer le père.
— Il ne tient qu’à vous, dit madame de Bouville.
— Je ne pensais pas qu’à la cour de France on fût si peu marchand de la mort des gens. Voilà la belle cour que le royaume respecte. Il me faut bien vous dire, Madame, que je vous hais.
— Vous êtes injuste, Marie. Ma tâche est lourde et je vous défends contre vous-même. Vous allez écrire ce que je vous dicterai.
Vaincue, désemparée, les tempes en feu et le regard obscurci par les pleurs, Marie traça péniblement des phrases qu’elle n’aurait jamais cru pouvoir écrire. La lettre devait être portée chez Tolomei, afin qu’il la remît à son neveu.
Marie déclarait éprouver grande honte et horreur pour le péché qu’elle avait commis ; elle voulait se consacrer à l’enfant qui en était le fruit, ne plus retomber dans les errements de la chair, et mépriser celui qui l’y avait poussée. Elle faisait interdiction à Guccio de jamais chercher à la revoir, où qu’elle se trouvât.
Elle voulut au moins mettre en terminant : « Je vous jure de n’avoir jamais d’autre homme en ma vie que vous, ni d’engager à quiconque ma foi. » Madame de Bouville refusa.
— Il ne doit point supposer que vous l’aimez encore. Allons, signez, et donnez-moi cette lettre.
Marie ne vit même pas la petite femme partir.
« Il me haïra, il me méprisera, et il ne saura jamais que c’était pour le sauver ! » pensa-t-elle en entendant battre la porte du couvent.
VIII
DÉPARTS
L’arrivée au manoir de Cressay, le lendemain matin, d’un chevaucheur portant fleur de lis à la manche gauche et les armes royales brodées au col produisit grand effet. On lui donna du « Monseigneur » et les frères Cressay, sur la foi du bref billet qui les mandait d’urgence à Vincennes, se crurent appelés à quelque commandement de capitainerie ou déjà nommés sénéchaux.
— Cela n’est point étonnant, dit dame Eliabel ; on se sera enfin souvenu de nos mérites et des services que nous avons rendus au royaume depuis deux cents ans. Ce nouveau roi m’a l’air de comprendre où il lui faut trouver des hommes valeureux ! Allez, mes fils ; parez-vous de votre mieux et hâtez-vous de trotter. Il y a décidément un peu de justice au Ciel, et cela nous consolera des hontes que nous a faites votre sœur.
Elle était mal remise de sa maladie de l’été. Elle s’alourdissait, avait perdu sa belle activité d’antan, et ne montrait plus guère son autorité qu’en tracassant sa servante. Elle avait abandonné à ses fils la direction du petit domaine, qui n’en allait guère mieux.
Les deux frères se mirent donc en route, la tête pleine d’espérances ambitieuses. Le cheval de Pierre cornait si fort, en arrivant à Vincennes, qu’on pouvait bien penser que ce serait son dernier voyage.
— J’ai à vous entretenir de choses graves, mes jeunes sires, leur dit Bouville en les accueillant.
Et il leur offrit du vin aux épices et des dragées.
Les deux garçons se tenaient sur le bord de leur siège, comme des nigauds de campagne, et osaient à peine approcher de leurs lèvres les hanaps d’argent.
— Ah ! Voici la reine qui passe, dit Bouville. Elle profite de l’éclaircie pour prendre un peu l’air.
Les deux frères, le cœur battant, tendirent le cou pour apercevoir, à travers les vitres verdâtres, une forme blanche, en grand manteau, qui allait à pas lents, escortée de quelques serviteurs. Puis ils se regardèrent en hochant la tête. Ils avaient vu la reine !
— C’est de votre jeune sœur que je veux vous parler, reprit Bouville. Seriez-vous disposés à la reprendre ? Il vous faut d’abord savoir qu’elle a nourri l’enfant de la reine.
Et il leur expliqua, dans le moins de mots possible, ce qu’il était indispensable de leur apprendre.
— Ah ! J’ai une bonne nouvelle aussi à vous faire connaître, continua-t-il… Cet Italien qui l’a mise grosse… elle ne veut point le revoir, jamais. Elle a compris sa faute, et qu’une fille de noble sang ne peut s’abaisser à être une femme d’un Lombard, si bien tourné qu’il soit. Car il est plaisant damoiseau, il faut le reconnaître, et vif d’esprit…
— Mais enfin ce n’est qu’un Lombard, coupa madame de Bouville qui, cette fois, assistait à l’entretien ; un homme sans aveu ni foi, il l’a bien montré.
Bouville baissa la tête.
« Et voilà ! Toi aussi il me faut te trahir, mon ami Guccio, mon gentil compagnon de voyage ! Ne dois-je donc finir mes jours qu’en reniant tous ceux qui m’ont marqué de l’amitié ? » pensait-il. Il se tut, laissant à sa femme le soin de conduire l’opération.
Les frères étaient un peu dépités, l’aîné surtout. Ils s’étaient attendus à merveilles, et il ne s’agissait que de leur sœur. Aucun événement dans leur vie n’arriverait donc jamais que par elle ? Ils la jalousaient presque. Nourrice de roi ! Et de si hauts personnages qu’un grand chambellan s’intéressant à son sort ! Qui aurait pu imaginer cela ?
Le caquet de madame de Bouville ne leur laissait guère le temps de réfléchir.
— Le devoir du chrétien, disait madame de Bouville, est d’aider le pécheur en son repentir. Conduisez-vous en bons gentilshommes. Qui sait si ce n’était point l’effet de la volonté divine que votre sœur se trouvât accouchée au moment qu’il fallait, sans grand bien, hélas ! puisque le petit roi est mort ; mais enfin, elle lui a porté secours.
La reine Clémence, pour témoigner sa reconnaissance, ferait inscrire l’enfant de la nourrice pour un revenu de cinquante livres à prendre chaque année sur son douaire. En outre, un don de trois cents livres en or serait remis dès à présent. La somme était là, dans une grosse bougette brodée.
Les deux frères Cressay cachèrent mal leur émoi. C’était la fortune qui leur tombait des cieux, le moyen de faire relever le mur d’enceinte de leur manoir ébréché, la certitude d’une table fournie toute l’année, la perspective de s’acheter enfin des armures et d’équiper quelques-uns de leurs serfs en valets d’armes, afin de pouvoir paraître avec avantage aux levées de bannières ! On parlerait d’eux sur les champs de bataille.