Il eut un grand rire, fit craquer une cathèdre de chêne en s’y asseyant, et soudain parut remarquer la présence de Guccio.
— Et vous, mon gentillet, comment vont vos amours ? demanda-t-il, ce qui signifiait, dans sa bouche, rien de plus que « bonjour ».
— Mes amours ! Parlons-en, Monseigneur ! répondit Guccio mécontent de cette violence plus bruyante qui interrompait la sienne.
Tolomei, d’une grimace, fit signe au comte d’Artois que le sujet n’était guère d’à-propos.
— Eh quoi ! s’écria d’Artois avec sa délicatesse coutumière ; une belle vous a quitté ? Donnez-moi vite son adresse, j’y cours ! Allons, ne prenez point cette triste face ; toutes les femmes sont des catins.
— Ah ! certes ; Monseigneur ; toutes !
— Alors !… Ébattons-nous au moins avec des catins franches ! Banquier, il me faut de l’argent. Cent livres. Et j’emmène ton neveu souper avec moi, pour lui tirer de la tête ses idées noires. Cent livres !… Oui, je sais, je sais, je vous dois déjà beaucoup et vous vous dites que je ne vous paierai jamais ; vous avez tort. Avant peu vous verrez Robert d’Artois plus puissant que jamais. Le Philippe peut bien se faire enfoncer la couronne jusqu’au nez ; je ne tarderai pas à le décoiffer. Car je vais t’apprendre une chose, qui vaut plus de cent livres, et qui va te servir fort pour prendre garde à qui tu prêtes… Comment punit-on le régicide ? Pendaison, décollation, écartèlement ? Vous assisterez bientôt à un plaisant spectacle : ma grosse tante Mahaut, nue comme ribaude, étirée par quatre chevaux et ses vilaines tripes déroulées dans la poussière. Et son blaireau de gendre lui tiendra compagnie ! Le dommage sera qu’on ne puisse les supplicier deux fois. Car ils en ont tué deux, les scélérats. Je n’ai rien dit tant que j’étais au Châtelet, pour qu’on ne vienne pas une belle nuit me saigner comme un porc. Mais j’ai pu me faire tenir au courant. Lormet… toujours mon Lormet ; ah ! le brave homme !… Écoutez-moi.
Après sept semaines de mutisme forcé, le terrible bavard se rattrapait et ne reprenait son souffle que pour parler davantage.
— Écoutez-moi bien, poursuivit-il. Un : le roi Louis confisque à Mahaut ses possessions d’Artois, où mes partisans s’échauffent ; aussitôt Mahaut le fait empoisonner. Deux : Mahaut, pour se couvrir, pousse Philippe à la régence contre Valois qui, lui, est prêt à soutenir mon droit. Trois : Philippe fait accepter son règlement de succession qui exclut les femmes de la couronne de France, mais non de l’héritage des fiefs, vous pensez bien ! Quatre : étant confirmé régent, Philippe peut lever l’ost pour me déloger de l’Artois que je suis sur le point de regagner entièrement. Pas fol, je viens me rendre seul. Mais la reine Clémence va accoucher ; on veut avoir les mains libres ; on m’incarcère. Cinq : la reine met au monde un fils. Peccadille ! On ferme Vincennes, on cache l’enfant aux barons, on raconte qu’il n’est pas né viable, on s’acoquine avec quelque ventrière ou nourrice qu’on effraie ou qu’on soudoie, et l’on tue un deuxième roi. Après quoi, on va se faire sacrer à Reims. Voilà, mes amis, comment s’obtient une couronne. Tout cela pour ne pas me rendre mon comté.
Au mot de « nourrice », Tolomei et Guccio avaient échangé un bref regard d’inquiétude.
— Ce sont choses que tout un chacun pense, acheva d’Artois, mais que nul n’ose proclamer faute de preuves. Seulement j’ai la preuve, moi ! Je vais maintenant produire une certaine dame qui a fourni le poison. Et puis après il faudra faire un peu chanter, dans des brodequins de bois, la Béatrice d’Hirson qui a servi de maquerelle du diable en ce beau jeu. Il est temps d’y mettre fin, sinon nous allons tous y passer.
— Cinquante livres, Monseigneur ; je puis vous remettre cinquante livres.
— Avare !
— C’est tout ce que je puis.
— Soit. Tu m’en devras donc cinquante autres. Mahaut te paiera tout cela, avec les intérêts.
— Guccio, dit Tolomei, viens donc m’aider à compter cinquante livres pour Monseigneur.
Et il se retira, avec son neveu, dans la pièce voisine.
— Mon oncle, murmura Guccio, croyez-vous qu’il y ait du vrai dans ce qu’il vient de dire ?
— Je ne sais, mon garçon, je ne sais ; mais je crois que tu as raison assurément de partir. Il n’est point bon d’être trop mêlé à cette affaire qui a mauvaise odeur. Les étranges manières de Bouville, la soudaine fuite de Marie… Sans doute on ne peut prendre au comptant toutes les agitations de ce furieux ; mais j’ai souvent remarqué qu’il ne passait pas loin de la vérité lorsqu’il s’agissait de méfaits ; il y est maître et les respire de loin. Rappelle-toi l’adultère des princesses ; c’est bien lui qui l’a fait découvrir, et il nous l’avait annoncé. Ta Marie… dit le banquier en balançant sa main grasse d’un geste de doute. Elle est peut-être moins naïve et moins franche qu’elle semblait. Il y a certainement un mystère.
— Après sa lettre de trahison, on peut tout croire, dit Guccio dont la pensée s’égarait dans vingt directions.
— Ne crois rien, ne cherche rien ; pars. C’est un bon conseil.
Quand Monseigneur d’Artois fut en possession des cinquante livres, il n’eut de cesse que Guccio partageât la petite fête qu’il comptait s’offrir pour célébrer sa libération. Il lui fallait un compagnon, et il se fût saoulé avec son cheval plutôt que de rester seul.
Il y mettait tant d’insistance que Tolomei finit par souffler à son neveu :
— Va, sinon nous allons le blesser. Mais tiens ta langue.
Guccio termina donc sa désespérante journée dans une taverne dont le tenancier payait tribut aux officiers du guet pour qu’on le laissât faire un peu de trafic bordelier. Toutes les paroles qui se prononçaient là étaient d’ailleurs répétées à la sergenterie.
Monseigneur d’Artois s’y montra dans son meilleur, insatiable au pichet, prodigieux d’appétit, braillard, ordurier, débordant de tendresse envers son jeune compagnon, et retroussant les jupes des filles pour faire reconnaître à chacun le vrai visage de sa tante Mahaut.
Guccio, pris d’émulation, ne résista guère au vin. L’œil brillant, les cheveux en désordre et le geste mal assuré, il criait :
— Moi aussi je sais des choses… Ah ! si je voulais parler…
— Parle, parle donc !