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— Que ne lui conférez-vous aussitôt la pairie ? Votre père l’a fait pour moi, et votre frère Louis pour vous. Ainsi je me sentirais moins seul à vous soutenir.

« Ou moins seul à me trahir » pensa Philippe, qui reprit :

— Est-ce pour Robert, ou pour Charles, que vous venez plaider, ou bien désirez-vous me parler de vous-même ?

Valois prit un temps, se carra dans son siège, regarda le diamant qui brillait à son index.

« Cinquante… ou cent mille, se demandait Philippe. Les autres je m’en moque. Mais lui m’est nécessaire, et il le sait. S’il refuse et fait esclandre, je risque d’avoir à remettre mon sacre. »

— Mon neveu, dit enfin Valois, vous voyez bien que je n’ai pas rechigné et que j’ai même fait grands frais de costume et de suite pour vous honorer. Mais à constater que les autres pairs sont absents, je crois que je vais devoir aussi me retirer. Que ne dirait-on pas, si l’on me voyait seul à votre côté ? Que vous m’avez acheté, tout bonnement.

— Je le déplorerais fort, mon oncle, je le déplorerais fort. Mais, que voulez-vous, je ne puis vous obliger à ce qui vous déplaît. Peut-être le temps est-il arrivé de renoncer à cette coutume qui veut que les pairs lèvent la main auprès de la couronne…

— Mon neveu ! Mon neveu ! s’écria Valois.

— … et s’il faut consentement d’élection, enchaîna Philippe, de le demander non plus à six grands barons, mais au peuple, mon oncle, qui fournit en hommes les armées et en subsides le Trésor. Ce sera le rôle des États que je vais réunir.

Valois ne put se contenir et, sautant de son siège, se mit à crier :

— Vous blasphémez, Philippe, ou vous égarez tout à fait ! A-t-on jamais vu monarque élu par ses sujets ? Belle novelleté que vos États ! Cela vient tout droit des idées de Marigny, qui était né dans le commun et qui fut si nuisible à votre père. Je vous dis bien que si l’on commence ainsi, avant cinquante ans le peuple se passera de nous, et choisira pour roi quelque bourgeois, docteur de parlement ou même quelque charcutier enrichi dans le vol. Non, mon neveu, non ; cette fois j’y suis bien décidé ; je ne soutiendrai point la couronne d’un roi qui ne l’est que de son chef, et qui veut de surcroît faire en sorte que cette couronne, bientôt, soit la pâture des manants !

Tout empourpré, il déambulait à grands pas.

« Cinquante mille… ou cent mille ? continuait de se demander Philippe. De quel chiffre faut-il l’estoquer ? »

— Soit, mon oncle, ne soutenez rien, dit-il. Mais souffrez alors que j’appelle aussitôt mon grand argentier.

— Pourquoi donc ?

— Pour lui enjoindre de modifier la liste des donations que je devais sceller demain, en signe de joyeux avènement, et sur laquelle vous vous trouviez le premier… pour cent mille livres.

L’estoc avait porté. Valois restait pantois, les bras écartés.

Philippe comprit qu’il avait gagné et, si cher que lui coûtât cette victoire, il dut faire effort pour ne pas sourire devant le visage que lui présentait son oncle. Celui-ci, d’ailleurs, ne mit pas longtemps à se tirer d’embarras. Il avait été arrêté dans un mouvement de colère ; il le reprit. La colère était chez lui un moyen pour tenter de brouiller le raisonnement d’autrui, lorsque le sien devenait trop faible.

— D’abord, tout le mal vient d’Eudes, lança-t-il. Je le réprouve beaucoup et le lui écrirai ! Et qu’avaient besoin le comte de Flandre et le duc de Bretagne de prendre son parti, et de récuser votre convocation ? Quand le roi vous mande pour soutenir sa couronne, on vient ! Ne suis-je pas là, moi ? Ces barons, en vérité, outrepassent leurs droits. C’est ainsi, en effet, que l’autorité risque de passer aux petits vassaux et aux bourgeois. Quant à Edouard d’Angleterre, quelle foi peut-on faire à un homme qui se conduit en femme ? Je serai donc à vos côtés, pour leur faire la leçon. Et ce que vous avez décidé de me donner, je l’accepte, mon neveu, par souci de justice. Car il est juste que ceux qui sont fidèles au roi soient traités autrement que ceux qui le trahissent. Vous gouvernez bien. Ce… ce don qui me marque votre estime, quand allez-vous le signer ?

— À présent, mon oncle, si vous le souhaitez… mais daté de demain, répondit le roi Philippe V.

Pour la troisième fois, et toujours par moyen d’argent, il avait muselé Valois.

— Il était temps que je sois couronné, dit Philippe à son argentier quand Valois fut parti, car s’il m’avait fallu discuter encore, je crois que la prochaine fois j’aurais dû vendre le royaume.

Et comme Fleury s’étonnait de l’énormité de la somme promise :

— Rassurez-vous, rassurez-vous, Geoffroy, ajouta-t-il ; je n’ai point encore marqué quand cette donation serait versée. Il ne la touchera que par petites fractions,… Mais il pourra emprunter dessus… Maintenant allons à souper.

Le cérémonial voulait qu’après le repas du soir, le roi, entouré de ses officiers et du chapitre, se rendît à la cathédrale pour s’y recueillir et faire oraison. L’église était déjà toute prête, avec les tapisseries pendues, les centaines de cierges en place, et la grande estrade élevée dans le chœur. Les prières de Philippe furent courtes, mais il passa néanmoins un temps considérable à se faire instruire une dernière fois du déroulement des rites et des gestes qu’il aurait lui-même à accomplir. Il alla vérifier la fermeture des portes latérales, s’assura des dispositions de sécurité, et s’enquit de la place de chacun.

— Les pairs laïcs, les membres de la famille royale et les grands officiers sont sur l’estrade, lui expliqua-t-on. Le connétable reste à côté de vous. Le chancelier se tient à côté de la reine. Ce trône, en face du vôtre, est celui de l’archevêque de Reims, et les sièges disposés autour du maître-autel sont pour les pairs ecclésiastiques.

Philippe parcourait l’estrade à pas lents, aplatissait, du bout de son pied, le coin soulevé d’un tapis.

« Comme c’est étrange, se disait-il. J’étais ici, à cette même place, l’autre année, pour le sacre de mon frère… Je n’avais point porté attention à tous ces détails. »

Il s’assit un moment, mais non sur le trône royal ; une crainte superstitieuse lui défendait de l’occuper déjà. « Demain… demain je serai vraiment roi. » Il pensait à son père, à la lignée d’aïeux qui l’avaient précédé en cette église ; il pensait à son frère, supprimé par un crime dont il était innocent mais dont tout le profit maintenant lui revenait ; il pensait à l’autre crime, celui commis sur l’enfant, qu’il n’avait pas ordonné non plus mais dont il était le complice muet… Il pensait à la mort, à sa propre mort, et aux millions d’hommes ses sujets, aux millions de pères, de fils, de frères, qu’il gouvernerait jusque-là.

« Sont-ils tous à ma semblance, criminels s’ils en avaient l’occasion, innocents seulement d’apparence, et prêts à se servir du mal pour accomplir leur ambition ? Pourtant, lorsque j’étais à Lyon, je n’avais que des vœux de justice. Est-ce bien sûr ?… La nature humaine est-elle si détestable, ou bien est-ce la royauté qui nous rend ainsi ? Est-ce le tribut que l’on paye à régner, que de se découvrir à tel point impur et souillé ?… Pourquoi Dieu nous a-t-il faits mortels, puisque c’est la mort qui nous rend détestables, par la peur que nous en avons comme par l’usage que nous en faisons ?… On va peut-être tenter de me tuer cette nuit. »

Il regardait de hautes ombres vaciller sur les murs, entre les piliers. Il n’éprouvait pas de repentance, mais seulement un manque de bonheur.

« Voilà sans doute ce qu’on appelle faire oraison, et pourquoi l’on nous conseille, la nuit avant le sacre, cette station en l’église. »