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Derrière les vitres le ciel commençait à rosir ; on ne pouvait pas encore souffler les cierges, mais déjà le petit jour, dehors, dissolvait les ombres. La mauvaise heure était passée…

Le messager entra ; le cardinal, du premier coup d’œil, sut qu’il n’avait pas affaire à un chevaucheur de métier. D’abord un vrai chevaucheur eût aussitôt mis un genou en terre, et tendu la boîte contenant les plis, au lieu de rester debout en inclinant la tête et en disant : « Monseigneur… » Et puis la cour de France, pour acheminer son courrier, utilisait de forts cavaliers à carrure solide, bien aguerris, comme le grand Robin-Qui-Se-Maria, spécialement affecté au trajet entre Paris et Avignon, et non un tel jouvenceau à nez pointu, qui paraissait avoir peine à garder les paupières ouvertes et titubait de fatigue sur ses bottes.

« Voilà qui sent fort son déguisement, se dit Duèze. D’ailleurs, j’ai déjà vu ce visage en quelque endroit…»

De sa main courte et menue, il fit sauter les cachets de la lettre, et fut bientôt déçu. Il ne s’agissait pas de l’élection, mais d’une demande de protection pour le messager lui-même. Néanmoins, Duèze voulut reconnaître là un indice favorable ; lorsque Paris avait un service à obtenir des autorités ecclésiastiques, c’était à lui qu’on s’adressait.

— Ainsi, vous vous nommez Guccio Baglioni ? dit-il quand il eut terminé sa lecture.

Le jeune homme sursauta.

— Oui, Monseigneur.

— Le comte de Bouville vous recommande à moi pour que je vous prenne sous ma garde, et vous dérobe aux poursuites de vos ennemis.

— Si vous acceptez de me faire cette grâce, Monseigneur.

— Il paraît que vous avez eu quelque mauvaise aventure qui vous a forcé de fuir sous cette livrée, continua le cardinal de sa voix rapide et sans résonance. Contez-moi cela. Bouville me dit que vous faisiez partie de son escorte lorsqu’il conduisit la reine Clémence en France. En effet, je me souviens, à présent. Je vous ai vu auprès de lui… Et vous êtes le neveu de messer Tolomei, le capitaine général des Lombards de Paris. Fort bien, fort bien. Contez-moi votre affaire.

Il s’était assis et jouait machinalement avec un gros pupitre tournant sur lequel étaient posés les livres qui servaient à ses travaux. Il se trouvait maintenant détendu, tranquille, et tout prêt à se distraire l’esprit avec les petits problèmes d’autrui.

Guccio Baglioni avait parcouru cent vingt lieues en quatre jours et demi. Il ne sentait plus ses membres ; une brume dense lui emplissait la tête et il aurait donné n’importe quoi pour s’étendre là, à même le sol, et dormir… dormir…

Il parvint à se ressaisir ; sa sécurité, son amour, son avenir, tout exigeait qu’il surmontât, pour un moment encore, sa fatigue.

— Voici, Monseigneur ; j’ai épousé une fille de noblesse, répondit-il.

Il lui sembla que ces mots sortaient de la bouche d’un autre. Il aurait voulu commencer tout différemment. Il aurait voulu expliquer au cardinal qu’un malheur sans pareil venait de s’abattre sur lui, qu’il était l’homme le plus accablé, le plus déchiré de l’univers, qu’on menaçait sa vie, qu’il lui avait fallu s’éloigner, à jamais peut-être, de la femme sans laquelle il ne pouvait respirer, que cette femme allait être enfermée, que les événements avaient croulé sur eux depuis une semaine avec une telle violence, une telle soudaineté, que le temps paraissait perdre ses dimensions habituelles, et que lui-même, Guccio, se sentait pareil à un caillou roulé par un torrent… Or, tout son drame, lorsqu’il fallait l’exprimer, se résumait à cette petite phrase : « Monseigneur, j’ai épousé une fille de noblesse…»

— Ah oui… fit le cardinal. Comment se nomme-t-elle ?

— Marie de Cressay.

— Cressay… Je ne connais pas.

— Mais j’ai dû l’épouser secrètement, Monseigneur ; la famille était opposée.

— Parce que vous êtes un Lombard ? Bien sûr. Ils sont encore un peu arriérés, en France. En Italie certes… Alors, vous voulez obtenir l’annulation ? Bah… Si le mariage a été secret…

— Mais non, Monseigneur, je l’aime, elle m’aime, dit Guccio. Mais sa famille a découvert qu’elle était enceinte, et ses frères m’ont poursuivi pour me tuer.

— Ils peuvent le faire ; ils ont le droit coutumier pour eux. Vous vous êtes mis en situation de ravisseur… Qui vous a mariés ?

— Le frère Vicenzo, des Augustins.

— Fra Vicenzo… Je ne connais pas.

— Le pire, Monseigneur, est que ce moine est mort. Ainsi je ne peux même pas prouver que nous sommes vraiment mariés. Mais ne croyez pas que je sois lâche, Monseigneur. Je voulais me battre. Seulement, mon oncle s’est adressé à messire de Bouville…

— …qui vous a sagement conseillé de prendre du champ.

— Mais Marie va être enfermée dans un couvent ! Pensez-vous, Monseigneur, que vous pourrez l’en faire sortir ? Pensez-vous que je la reverrai ?

— Ah ! Une chose à la fois, mon cher fils, répondit le cardinal en continuant à faire tourner son pupitre. Un couvent ? Eh bien, ou pourrait-elle être mieux pour l’instant ? Espérez en l’infime mansuétude de Dieu, dont nous avons tous si grand besoin.

Guccio baissa la tête d’un air épuisé Ses cheveux noirs étaient couverts de poussière.

— Votre oncle est-il en bons termes de commerce avec les Bardi ? poursuivit le cardinal.

— Certes, Monseigneur, certes… Les Bardi sont vos banquiers, je crois.

— Oui, ils sont mes banquiers. Mais je les trouve, ces temps-ci, moins aisés de rapport que par le passé. Ils forment une si grosse compagnie. Ils ont des comptoirs en tous lieux. Et pour la moindre demande, ils doivent en référer à Florence. Ils sont aussi lents qu’un tribunal d’Église. Votre oncle a-t-il beaucoup de prélats parmi ses pratiques ?

L’esprit de Guccio n’était guère aux questions de banque. La brume s’épaississait sous son front, ses paupières brûlaient.

— Non, nous avons surtout les grands barons. Le comte de Valois, le comte d’Artois… Nous serions hautement honorés, Monseigneur… dit-il avec une courtoisie machinale.

— Nous en parlerons plus tard. Pour l’instant, vous voici à l’abri dans ce couvent. Vous passerez pour un homme à mon service, peut-être vous fera-t-on revêtir une robe de clerc. Je verrai cela avec mon chapelain. Vous pouvez vous dépouiller de cette livrée, et aller dormir en paix, ce dont vous montrez avoir grand besoin.

Guccio salua, bredouilla quelques mots de gratitude et fit un mouvement vers la porte. Puis s’arrêtant, il dit :

— Je ne puis encore me dépouiller, Monseigneur, je dois délivrer un autre message.

— À qui ? demanda Duèze aussitôt soupçonneux.

— Au comte de Poitiers.

— Confiez-moi la lettre, je la ferai porter tout à l’heure par un frère.

— C’est que, Monseigneur, messire de Bouville m’a enjoint…

— Savez-vous si ce message a trait au conclave ?

— Nullement, Monseigneur. C’est au sujet de la mort du roi.

Le cardinal sauta de son siège.

— Le roi Louis est mort ? Mais que ne le disiez-vous plus tôt !

— On ne le sait point encore ici ? Je pensais que vous en étiez averti, Monseigneur.

En vérité il ne pensait rien. Ses malheurs, sa fatigue, lui avaient fait oublier cet événement capital. Ayant galopé droit devant lui depuis Paris, changeant de chevaux dans les monastères indiqués comme relais, mangeant à la hâte, parlant le moins possible, il avait devancé sans le savoir les chevaucheurs officiels.