— Insuffisante ? s’écria Philippe que la colère commençait à gagner. Vous êtes né fils de roi, vous êtes frère de roi ; croyez-vous vraiment que la part soit insuffisante pour un homme de votre cervelle et pour les mérites que vous avez ?
— Mes mérites ? dit Charles.
— Oui, vos mérites, qui sont petits. Car il faut bien finir par vous le dire en face, Charles : vous êtes un benêt. Vous l’avez toujours été et vous ne vous améliorez point avec l’âge. Déjà, quand vous n’étiez qu’enfant, vous sembliez si niais à tous, et si peu développé d’esprit, que notre mère elle-même en avait mépris, la sainte femme ! Et vous appelait « l’oison. » Rappelez-vous, Charles : « l’oison ». Vous l’étiez et vous l’êtes resté. Notre père vous appela maintes fois à son Conseil ; qu’y avez-vous appris ? Vous bayiez aux mouches, pendant qu’on débattait les affaires du royaume et je ne me rappelle pas qu’on ait jamais entendu de vous une parole qui n’ait fait hausser les épaules à notre père ou à messire Enguerrand. Croyez-vous donc que je tienne tant à vous rendre plus puissant, pour le beau secours que vous m’iriez porter, alors que depuis six mois vous ne cessez de jouer contre moi ? Vous aviez tout à obtenir par un autre chemin. Vous vous pensez de forte nature, et comptez qu’on va ployer devant vous ? Nul n’a oublié la piteuse figure que vous montrâtes à Maubuisson, quand vous étiez à bêler : « Blanche, Blanche ! » et à pleurer votre outrage devant toute la cour.
— Philippe ! Est-ce à vous de me dire cela ? s’écria La Marche en se dressant, le visage décomposé. Est-ce à vous dont la femme…
— Pas un mot contre Jeanne, pas un mot contre la reine ! coupa Philippe la main levée. Je sais que pour me nuire, ou pour vous sentir moins seul dans votre infortune, vous continuez à clabauder vos mensonges.
— Vous avez innocenté Jeanne parce que vous vouliez garder la Bourgogne, parce que vous avez fait passer, comme toujours, vos intérêts avant votre honneur. Mais, à moi non plus, mon épouse infidèle n’a peut-être pas fini de servir.
— Que voulez-vous dire ?
— Je veux dire ce que je dis ! répliqua Charles de La Marche. Et je vous déclare derechef que si vous voulez me voir tout à l’heure au sacre, j’y veux être assis sur un siège de pair. Autrement, je m’en repars !
Adam Héron rentra dans la chambre et avertit le roi, d’une inclinaison de tête, que ses ordres avaient été transmis. Philippe le remercia de la même manière.
— Allez-vous-en donc, mon frère, dit-il. Une seule personne aujourd’hui m’est nécessaire : l’archevêque de Reims. Vous n’êtes point archevêque ? Alors partez, partez si cela vous plaît.
— Mais pourquoi, s’écria Charles, pourquoi notre oncle Valois obtient-il toujours ce qu’il veut, et moi jamais ?
Par la porte entrouverte, on entendait les chants de la procession qui approchait.
« Quand je pense que si je venais à mourir, ce sot deviendrait régent ! » se disait Philippe. Il posa la main sur l’épaule de son frère.
— Quand vous aurez nui au royaume d’aussi longues années que l’a fait notre oncle, vous pourrez exiger d’être payé le même prix. Mais, grâces à Dieu, vous êtes moins diligent dans la sottise.
Des yeux, il lui désigna la porte, et le comte de La Marche sortit, livide, labouré de rage impuissante, pour se heurter à un grand afflux de clergé.
Philippe regagna le lit et y reprit la position étendue, mains croisées, paupières closes.
Des coups furent frappés contre la porte ; cette fois, c’étaient les évêques qui cognaient de leurs crosses.
— Qui demandez-vous ? dit Adam Héron.
— Nous demandons le roi, répondit une voix grave.
— Qui le veut ?
— Les pairs évêques.
Les vantaux furent ouverts et les évêques de Langres et de Beauvais entrèrent, mitre en tête et reliquaire au col. Ils s’approchèrent du lit, aidèrent le roi à se lever, lui présentèrent l’eau bénite, et, tandis qu’il s’agenouillait sur un carreau de soie, dirent l’oraison.
Puis Adam Héron posa sur les épaules de Philippe un manteau de velours écarlate semblable à celui de sa robe. Et soudain éclata une querelle de préséance. Normalement, le duc-archevêque de Laon devait prendre place à droite du roi. Or le siège de Laon, à l’époque, était sans titulaire. L’évêque de Langres, Guillaume de Durfort, était censé remplacer cet absent. Mais Philippe désigna l’évêque de Beauvais pour tenir la droite. Il avait deux raisons à cela : d’une part l’évêque de Langres avait accueilli un peu trop facilement les anciens Templiers dans son diocèse, en leur donnant des places de clercs ; d’autre part, l’évêque de Beauvais était un Marigny, le troisième frère, très habile prélat toujours disposé à servir le pouvoir à condition d’en retirer honneur et profit. Ne l’avait-il pas prouvé moins de deux ans auparavant en siégeant au tribunal chargé de condamner son aîné Enguerrand ? Philippe ne l’estimait pas, mais savait qu’il lui fallait se le concilier.
— Je suis évêque-duc ; c’est à moi de tenir la dextre, disait Guillaume de Durfort.
— Le siège de Beauvais est plus antique que celui de Langres, répondait Marigny.
Leurs visages commençaient à rougir sous les mitres.
— Messeigneurs, le roi décide, dit Philippe.
Et Durfort dut se ranger à gauche.
« Un mécontent de plus », pensa Philippe.
Ils descendirent ainsi, parmi les croix, les cierges et les fumées d’encens, jusqu’à la rue où toute la cour, la reine en tête, était déjà formée en cortège. On gagna la cathédrale.
D’immenses clameurs s’élevaient sur le passage du roi. Philippe était assez pâle et plissait ses yeux myopes. La terre de Reims lui paraissait devenue soudain étrangement dure au pas ; il avait l’impression de marcher sur du marbre.
Au portail de la cathédrale, il y eut un arrêt pour de nouvelles oraisons ; puis, dans le fracas des orgues, Philippe avança dans la nef vers l’autel, vers la grande estrade, vers le trône où, enfin, il s’assit. Son premier geste fut pour désigner à la reine le siège préparé à la droite du sien.
L’église était comble. Philippe n’apercevait qu’une mer de couronnes, d’épaules brodées, de joyaux, de chasubles étincelant sous les cierges. Un firmament humain s’étendait à ses pieds.
Il ramena son regard vers de plus proches parages, et tourna la tête, à droite et à gauche, pour distinguer les présences sur l’estrade. Charles de Valois était là, et Mahaut d’Artois, monumentale, ruisselante de brocarts et de velours ; elle lui sourit. Louis d’Évreux se tenait un peu plus loin. Mais Philippe n’apercevait pas Charles de La Marche, ni non plus Philippe de Valois que son père semblait également chercher des yeux.
L’archevêque de Reims, Robert de Courtenay, alourdi par les ornements sacerdotaux, se leva de son trône qui faisait face au siège royal. Philippe l’imita et vint se prosterner devant l’autel.
Tout le temps que dura le Te Deum, Philippe se demanda : « Les portes ont-elles été bien fermées ? Mes ordres ont-ils été fidèlement suivis ? Mon frère n’est pas homme à rester au fond d’une chambre pendant qu’on me couronne. Et pourquoi Philippe de Valois est-il absent ? Que me préparent-ils ? J’aurais dû laisser Galard dehors, pour qu’il soit mieux à même de commander ses arbalétriers. »
Or, tandis que le roi s’inquiétait ainsi, son frère cadet pataugeait dans un marais.
En sortant, furieux, de la chambre royale, Charles de La Marche s’était précipité au logement des Valois. Il n’avait pas trouvé son oncle, déjà parti pour la cathédrale, mais seulement Philippe de Valois qui achevait de se préparer et auquel il avait conté, hors d’haleine, ce qu’il appelait « la félonie » de son frère.