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Assis côte à côte, près d’une fenêtre, sur un coffre recouvert de damas, les pieds du cardinal touchant à peine le sol et la cheville maigre du comte de Poitiers battant lentement l’air, les deux hommes eurent une longue conversation.

En réalité, selon l’exposé que fit Duèze, on butait toujours, depuis deux ans qu’était mort Clément V, sur les mêmes difficultés que Duèze naguère, dans un champ aux abords d’Avignon, avait exposées à Bouville. Le parti des dix cardinaux gascons, qu’on appelait aussi le parti français, restait le plus nombreux, mais il était insuffisant pour constituer à lui seul la majorité requise des deux tiers du Sacré Collège, soit seize voix. Les Gascons, se considérant dépositaires de la pensée du pape défunt auquel ils devaient tous le cardinalat, tenaient fermement pour le siège d’Avignon et se montraient remarquables d’unité contre les deux autres partis. Mais entre eux, il y avait compétition sourde ; à côté des ambitions d’Arnaud de Pélagrue grandissaient celles d’Arnaud de Fougères et d’Arnaud Nouvel. Feignant de se soutenir, ils se tiraient sournoisement dans les jambes.

« La guerre des trois Arnaud dit Duèze de sa voix chuchotante. Voyons maintenant le parti des Italiens. »

Ceux-là n’étaient que huit, mais divisés en trois factions. La gifle d’Anagni séparait à jamais le redoutable cardinal Caëtani, neveu du pape Boniface VIII, des deux cardinaux Colonna. Entre ces adversaires, les autres Italiens flottaient. Stefaneschi, par hostilité à la politique de Philippe le Bel, tenait pour Caëtani, dont il était d’ailleurs parent, Napoléon Orsini louvoyait. Les huit ne retrouvaient de cohésion que sur un seul point : le retour de la papauté dans la Ville éternelle. Mais là, leur détermination était farouche.

— Vous savez bien, Monseigneur, poursuivit Duèze, qu’un moment on a risqué le schisme, et qu’on le risque encore. Nos Italiens refusaient de se réunir en France, et ils faisaient savoir, voici peu, que si l’on élisait un pape gascon ils ne le reconnaîtraient pas et nommeraient le leur à Rome.

— Il n’y aura pas de schisme, dit calmement le comte de Poitiers.

— Grâce à vous, Monseigneur, grâce à vous, je me plais à le reconnaître, et je le dis partout. Allant de ville en ville porter la bonne nouvelle, si vous n’avez pas encore trouvé le pasteur, vous avez déjà rassemblé le troupeau.

— Coûteuses brebis, Monseigneur ! Savez-vous que j’étais parti de Paris avec seize mille livres, et qu’il m’a fallu l’autre semaine m’en faire envoyer autant ? Jason auprès de moi était petit seigneur. J’aimerais bien que toutes ces toisons d’or ne me fuient pas dans les doigts, dit le comte de Poitiers en plissant légèrement les paupières.

Duèze, qui par voie détournée avait fortement bénéficié de ces largesses, ne releva pas directement l’allusion, mais répondit :

— Je crois que Napoléon Orsini et Alberti de Prato, et peut-être même Guillaume de Longis, qui fût avant moi chancelier du roi de Naples, se détacheraient assez aisément… Éviter le schisme valait bien ce prix.

Poitiers pensa « Il a utilisé l’argent que nous lui avons donné pour se faire trois voix chez les Italiens C’est habile. »

Quant à Caëtani, bien qu’il continuât de jouer l’irréductible, sa position n’était plus aussi forte depuis que s’étaient découvertes ses pratiques de sorcellerie et sa tentative d’envoûter le roi de France et le comte de Poitiers lui-même. L’ancien templier Evrard, un demi-fou dont Caëtani s’était servi pour ses œuvres démoniaques, avait un peu trop parlé avant d’aller se livrer aux gens du roi.

— Je tiens cette affaire en réserve, dit le comte de Poitiers. Le parfum du bûcher pourrait, le moment venu, donner un peu de souplesse à Monseigneur Caëtani.

À la pensée de voir griller un autre cardinal, un très léger, très furtif sourire passa sur les lèvres étroites du vieux prélat.

— Par malchance, reprit Poitiers, cet Evrard s’est pendu dans la prison où je l’avais fait jeter, avant qu’on le questionnât vraiment.

— Pendu ? Vous me surprenez, Monseigneur. Des gens à moi, et qui le connaissent bien, m’ont affirmé l’avoir rencontré, voici moins de deux semaines, rôdant à nouveau autour de Valence. Il faudrait qu’il eût ressuscité…

— Ou bien qu’on eût accroché quelqu’un d’autre aux barreaux de sa geôle.

— Le Temple est encore puissant, dit le cardinal.

— Hélas ! fit le comte de Poitiers qui nota mentalement d’envoyer un de ses officiers enquêter du côté de Valence.

— Il semble, enchaîna Duèze, que Francesco Caëtani se soit tout à fait détourné des affaires de Dieu pour ne plus s’occuper que de celles de Satan. Ne serait-ce pas lui qui, ayant manqué son envoûte, aurait fait atteindre le roi votre frère par le poison ?

Le comte de Poitiers écarta les mains, d’un geste d’ignorance.

— Chaque fois qu’un roi meurt, on affirme qu’il a été enherbé, répondit-il. On l’a dit de mon aïeul Louis Huitième ; on l’a dit même de mon père, que Dieu garde… Mon frère Louis était d’assez pauvre santé. Mais enfin la chose vaut qu’on y pense.

— Reste enfin, reprit Duèze, le troisième parti, qu’on nomme provençal, à cause du plus remuant d’entre nous, le cardinal de Mandagout…

Ce dernier parti comptait six cardinaux, d’origine diverse ; des prélats méridionaux, comme les deux Bérenger Frédol, y voisinaient avec les Normands, et avec un Quercynois qui n’était autre que Duèze lui-même.

L’or distribué par Philippe de Poitiers les avait rendus assez réceptifs aux arguments de la politique française.

— Nous sommes les plus petits, nous sommes les plus faibles, dit Duèze, mais nous sommes l’appoint indispensable à toute majorité. Et puisque Gascons et Italiens se refusent mutuellement un pape qui pourrait venir de leurs rangs, alors Monseigneur…

— Alors, il faudra prendre un pape chez vous ; n’est-ce pas votre sentiment ?

— Je le crois, je le crois fermement. Je l’avais dit dès la mort de Clément. On ne m’a pas écouté ; on a cru sans doute que je prêchais pour moi, car mon nom en effet avait été prononcé, sans que je le veuille. Mais la cour de France ne m’a jamais fait grande confiance.

— C’est que, Monseigneur, vous étiez un peu trop ouvertement soutenu par la cour de Naples.

— Et si je n’avais été soutenu par personne, Monseigneur, qui donc eût pris garde à moi ? Je n’ai d’autre ambition, croyez-le, que de voir un peu d’ordre remis dans les affaires de la chrétienté, qui sont bien mauvaises ; la tâche sera pesante pour le prochain successeur de saint Pierre.

Le comte de Poitiers joignit ses longues mains devant son visage et réfléchit quelques secondes.

— Pensez-vous, Monseigneur, demanda-t-il, que les Italiens, contre la satisfaction de n’avoir pas un pape gascon, accepteraient que le Saint-Siège restât en Avignon, et que les Gascons, pour la certitude d’Avignon, pourraient renoncer à leur candidat et se rallier à votre tiers parti ?

Ce qui signifiait en clair : « Si vous, Monseigneur Duèze, étiez élu avec mon appui, vous engagez-vous formellement à conserver la résidence actuelle de la papauté ? »

Duèze comprit parfaitement.

— Ce serait, Monseigneur, répondit-il, la solution de sagesse.

— Je retiens votre précieux avis, dit Philippe de Poitiers en se levant pour mettre fin à l’audience.