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TONINO BENACQUISTA

La machine à broyer les petites filles

Nouvelles

Pour Isabelle

Le jardin des mauvais garçons

Il était sept heures du matin quand j’ai rencontré ce revolver. Une rencontre, c’est le mot. J’ai eu l’impression de faire la connaissance de quelqu’un. Je me suis décidé à le prendre dans ma main, pour voir si j’en étais capable, pour savoir ce qu’on éprouvait à ce moment-là. Ça a commencé dans la paume, comme un frisson qui a très vite gagné l’avant-bras. J’ai serré le poing le plus fort possible. Je n’ai pas pu m’empêcher de jouer, le sortant dix fois d’un holster imaginaire. Ensuite j’ai visé, bras tendu, sans chercher à presser la détente. Peur de l’engin, sans doute, et du bruit qu’il pouvait faire.

José, mon ami d’enfance, me suppliait depuis plusieurs mois de remettre la main sur cette photo de classe où on souriait, il y a trente ans, au premier plan, près du maître assis sur le banc du réfectoire. J’ai fouillé dans la cave de ma grand-mère, celle qui conservait tout, celle que toute la famille appelait la Malou. Dans tout le bric-à-brac, je n’ai pas réussi à retrouver mon cartable et mes cahiers d’enfance.

Une nappe jaunie a attiré mon regard, nouée en ses quatre coins comme un baluchon prêt à parcourir le pays. C’était bien la première fois que je voyais le paquetage, quand en fait il avait toujours été là, sous nos yeux, mais les enfants ne voient guère que ce qu’ils cherchent vraiment. Et quel mystère pouvait bien receler cette nappe, quand on part à la recherche du cheval de bois à la jambe cassée, ou des boîtes Lefebvre Utile remplies de photos et de quelques dragées oubliées ? Les nœuds jadis bien serrés ont cédé tout de suite. Le regard de la Malou m’est revenu en mémoire quand, enfin adulte, j’ai découvert ce qu’elle nous avait toujours caché, au fond de cette nappe.

— un Mauser ;

— un calibre .34 de l’armée italienne ;

— un Lüger, chargé ;

— un fusil à canon scié (avec son chargeur, caché dans un missel creusé à cet effet) ;

— une carabine U.S.M.1 ;

— un fusil-mitrailleur, avec « Eugénie » gravé dans la crosse ;

— un revolver Colt, chargé.

Et l’inventaire de l’arsenal griffonné sur la couverture d’un carnet vierge, que j’ai lu dix fois, à haute voix, rien que pour entendre des noms qui sifflaient merveilleusement à mes oreilles. Il suffit de prononcer le mot « Colt » et l’on a changé de bord. On fait partie de ceux qui marchent sur l’autre trottoir.

En caressant le Mauser, je me suis demandé si la détente sur laquelle je pressais l’index n’avait pas connu d’autres index plus meurtriers qui, eux, avaient su donner la mort. Si ce canon avait été pointé sur un inconnu qui allait tomber, si ce viseur avait eu dans sa ligne de mire une tête, un cœur, un bout de treillis.

Personne, pas même mon défunt père, ne connaissait l’origine de ces armes. À moins que la honte ne lui ait noué la gorge pendant tant d’années. Il nous parlait de la Malou avec ce respect insidieux qui cherche à tout prix à créer la distance. Peut-être que lui aussi, étant gosse, avait défait le nœud de la nappe. Qui saura jamais ?

Je regarde ma montre, il est presque dix heures du soir. Et j’ai bien le sentiment que mon histoire à moi, la vraie histoire de ma vie, a commencé ce matin à sept heures. Au moment même où j’ai caressé le Colt et fait tournoyer le barillet.

Aujourd’hui je ne suis pas allé travailler.

Je me suis offert une journée de décalage. Chose que j’ai toujours rêvé de faire. Dévier de ma trajectoire habituelle, me promener dans les rues comme l’aurait fait un autre, dériver là où je ne vais jamais. Jouer. Passager clandestin de ma propre vie. Il est bien évident que ce Colt m’en donnait l’occasion. Errer dans les rues avec un revolver en état de marche, pendant une journée entière, c’était saisir la chance d’être un autre. Je l’ai senti par ces fourmillements au creux de la main quand je faisais semblant de tirer. Immédiatement, dès le tout premier contact, des idées me sont venues à l’esprit, des choses auxquelles je n’avais jamais pensé. Jamais.

— Où viser pour tuer à coup sûr ? Pour immobiliser ? Pour faire souffrir un bon moment avant de donner le coup de grâce ?

— Comment réagir quand la police vous traque ? Faut-il compter les balles que l’on tire ?

— Cacher l’arme dans la poche du manteau ? Celle de la veste ? La coincer dans la ceinture, pour des questions de discrétion et de rapidité ?

Je me suis senti assassin, puis victime, puis flic, puis gangster. Je me suis fait mon cinéma, en jouant tous les rôles. J’ai même imaginé celui de la Malou, pauvre femme usée par l’Occupation, fouillant l’uniforme vert-de-gris d’un soldat mort sous un pommier, et rangeant l’attirail dans une nappe familiale, comme pour exorciser tout ce métal maléfique.

J’ai choisi le Colt. Je me suis juré de ne pas le sortir de ma poche, quoi qu’il arrive durant cette journée.

En me glissant sous cette pluie fine qui annonçait le soleil de l’après-midi, j’ai tout de suite compris que je ne m’étais pas trompé.

La griserie, dès les premiers pas.

Prendre la troisième rue à gauche, celle que je n’emprunte jamais, car elle ne conduit plus à grand-chose depuis bien longtemps. Grisé, j’étais. Comme une toute petite pointe d’ivresse rien qu’à marcher dans la rue. Marcher dans la rue, rien que ça. D’ailleurs j’ai bien senti que je ne marchais pas comme d’habitude, je me tenais étrangement droit, la tête dégagée, en veillant à ce que rien ne paraisse, ni la bosse de mon poing crispé sur le revolver ni l’étrange sentiment d’impunité qui pouvait à tout instant trahir mon regard.

J’avais presque oublié le nom de la rue : rue de l’Arbre-Sec, mais j’avais encore en mémoire la petite buvette tenue par une dame dont on bravait la mauvaise humeur, José et moi, rien que pour lui voler des boules de coco qu’elle vendait dans son coin épicerie. Je la croyais morte depuis longtemps déjà, mais c’est bien elle qui m’a servi ce café, vers les huit heures et demie. À une table j’ai vu deux vieux, le vitrier retraité et le marchand de couleurs. À croire que les gens qu’on a toujours connus vieux ne meurent jamais.

La taulière, le sourire en coin, m’a traité de petit voleur de bonbons, m’a demandé des nouvelles de l’autre petit voleur de bonbons, s’est excusée de ne pas être allée à l’enterrement de la Malou. À ce nom, le vitrier s’est levé pour pousser comme un mauvais ricanement. Son chien de berger s’est dressé, agressif, grognant, fidèle à la pulsion de haine de son maître. Qui n’a pas cherché à le calmer ; au contraire, il l’a plutôt encouragé avec de petits gestes vifs du bras. Qu’est-ce que la Malou avait bien pu faire pour lui inspirer ce souvenir aigre, des années après sa mort ? Je n’ai pas eu le temps de demander, le chien ne se calmait pas, il a aboyé, prêt à me mordre, le vieux a grogné dans ma direction, lui aussi. C’est là que j’ai pris peur, j’ai crispé le poing encore plus fort, j’ai commencé à dégager l’arme, le doigt sur la détente.

Et j’ai vu, en rêve, le chien au crâne explosé par une balle tirée à bout portant. Parce qu’il faut tuer les chiens qui mordent à cause des maîtres fous, il faut les tuer, malgré leur innocence, malgré leur amour, il faut les tuer, les exterminer, malgré qu’on ait fait d’eux des monstres.

Le chien a senti quelque chose, ils sont plus forts que les humains pour ça. Il s’est même aplati à terre, devant moi, en gémissant, comme pour implorer un pardon. Il savait.