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Si mes bras ne me trahissaient pas, je pourrais m’accrocher au montant du lit, et du lit au fauteuil et du fauteuil au balcon, rien que pour voir une dernière fois le ressac de la mer de six heures.

La douleur devient âcre. Comme si la poche de bile s’était percée pour se répandre sur les entrailles. Pourquoi dit-on toujours que les femmes aiment le poison et répugnent à empoigner une arme à feu ? Où a-t-elle bien pu se procurer de l’arsenic, à notre époque ? Je viens de comprendre que si elle m’avait vraiment aimé, elle se serait débrouillée pour trouver une once de cyanure. Au lieu de ça, je vais me traîner encore quelques mètres. Quelques heures. Par la fenêtre, le lion de bronze me renvoie un dernier rayon de soleil, comme pour m’inviter à venir mourir sous son aile.

Dans la chambre qui jouxte la mienne, j’entends ces coups rythmés, obsédants, comme si on fouettait de la pierre depuis des heures. D’abord, j’ai cru qu’un couple s’aimait fort à en faire bringuebaler un sommier trop près du mur. Mais des corps peuvent-ils s’aimer à ce point sans pousser le moindre râle ? J’ai ensuite imaginé qu’on clouait déjà mon cercueil dans un martèlement enthousiaste. Et moi, je suis bien capable de refuser de crever jusqu’à ce que je sache pourquoi ça tape là derrière.

Je vais ramper jusqu’au balcon pour jeter un œil dans la chambre d’à côté, la tripe en vrille, la gorge acide, mais je finirai bien par savoir. Je suis un gars curieux.

C’est bien le moins qu’on puisse demander à un comédien. Un comédien consciencieux, attentif au spectacle des gens, pour tenter de les mimer.

Quand je repense à toutes ces séances où je m’entraînais à mourir devant mon miroir. Mort par balle : mains croisées sur l’impact, petit tressautement, légère grimace, genoux à terre. Mort naturelle : fixité du regard, corps inerte, expiration discrète, nuque qui lâche et petit affaissement de la joue sur l’oreiller, yeux ouverts. Empoisonnement : râles, convulsions, raideur des membres, position recroquevillée, grotesque. Eh oui, c’est triste à dire mais, dans mon jeune temps, j’ai répété la scène de l’empoisonnement. Un metteur en scène qui me donnait ma chance et me promettait Roméo…

Mais c’est Hamlet qu’on a monté. Mort par le fer : ventre offert, estocade, corps figé qui oscille et se refuse à tomber. Mon Hamlet était résolument oubliable, mais c’est pourtant là que je l’ai rencontrée, elle. Petite Ophélie, timide, menue. Comment se douter que vingt ans plus tard elle me ferait boire le bouillon de onze heures, la chienne…

Ma vue se brouille. Le lion du balcon devient une gargouille de cathédrale. Il hoche la tête vers moi. Les coups redoublent, à côté, comme si on accélérait. Un musicien qui cherche un rythme en cognant sur la table ? Mes semelles râpent le parquet ciré, je gagne quelques longueurs, je m’accroche au pied du fauteuil, mais c’est lui qui vient à moi en crissant. Encore trois mètres et je toucherai la vitre.

Folle de rage, mon Ophélie. En sortant de scène elle m’avait attrapé par les épaules pour me pousser dans le décor.

— Espèce de petit salaud, où est-ce que vous avez vu qu’Ophélie se laissait peloter par Hamlet ?

C’est vrai, j’avais un peu forcé la dose. Pendant les répétitions j’étais resté sage, mais le soir de la première je n’ai pas pu m’empêcher de toucher son sexe par trois fois, je lui ai administré quelques coups de poing dans les côtes, et je l’ai même empoignée par les hanches pour simuler une copulation sauvage. Je me disais qu’Hamlet était un vrai dingue, un hystérique qui cherche à déstabiliser son entourage, ce qui justifiait bon nombre de débordements physiques. D’ailleurs j’étais loin d’être le premier à l’avoir interprété comme ça : le coup de la main sur le pubis, je le tenait de Derek Jacobi lui-même, de la Royal Shakespeare Company, le meilleur Hamlet de tous les temps. Son Ophélie à lui n’avait pas fait tant d’histoires.

La mienne ne s’est vengée qu’un an plus tard, quelques jours après notre mariage, en plein pendant la lune de miel.

— Les lunes de miel, on les fait à Venise, d’habitude.

— C’est pas avec nos cachetons qu’on peut se permettre Venise, ma belle.

— Qu’est-ce qu’on peut se permettre, alors ?

— Un petit coin vers La Rochelle.

— Tu plaisantes ?

Non, je ne plaisantais pas. J’avais vu le dépliant de l’hôtel Lido, quelque part dans le sud-ouest. Un fragment de Venise qui aurait dérivé jusqu’à nous via le Grand Canal, une bâtisse étrange et lézardée née du rêve d’un doge en exil. Et pour veiller sur son éden byzantin, il aurait pris soin d’y ériger un lion ailé, plus hiératique et plus alerte que celui de la place Saint-Marc.

On avait tout, même l’odeur, même l’enlisement et la vétusté. Suffisait de ne pas chercher à tout prix les gondoles et les canotiers ridicules de ceux qui les conduisent. Chaque année nous y sommes revenus, quels que soient le temps et l’état de nos rapports. Comme pour assister à la lente dégradation de notre couple. À chacun de mes séjours ici, je me suis amusé à guetter la fissure du balcon du lion, plus menaçante chaque année, en espérant le voir s’écrouler d’un coup ; chaque année je suis reparti frustré de ce spectacle. Sans jamais perdre espoir pour l’année à venir.

Les jeunes comédiens fringants que nous étions alors s’étaient promis, comme tous les couples, de rester vigilants devant toutes les érosions et les usures qui menacent les amants. Notre rendez-vous ponctuel avec l’hôtel Lido nous servait justement à ça. Quelque chose toutefois nous singularisait, nous, par rapport à tous les autres couples. Nous ne savions pas encore quoi.

Durant la lune de miel, j’avais réussi à garder un œil sur le script d’un petit film où je devais jouer le rôle d’un dealer d’héroïne recherché par toutes les polices, et qui finit par buter le tenace inspecteur auquel il n’échappe jamais. Entre deux ébats amoureux je trouvais le temps de m’identifier à une bête traquée, paranoïaque, de répéter les gestes techniques du vendeur de poudre qui confectionne ses paquets et trace des lignes de coke avec emphase. J’ai même profité du départ en ville de ma jeune épouse pour répéter la scène du fix d’héro avec tout le cérémonial de rigueur et une livre de farine empruntée aux cuisines. En m’efforçant de faire mieux que Pacino dans Panique à Needle Park. Aux premiers essais je m’étais trouvé très en dessous du modèle ; mais à force d’orchestrer cuillère et seringue avec le nœud du garrot entre les dents, j’ai senti que je rentrais bel et bien dans la peau trouée du personnage. Les flics ont déboulé dans la chambre au moment où la seringue roulait à terre et où je poussais le râle qui est censé suivre le premier flash. J’en ai eu un autre, un vrai, quand ils ont foncé sur moi, j’ai pensé à me jeter par la fenêtre. Ce jour-là, j’en ai appris sur la surprise et la peur.

Ma chère et tendre n’est venue me libérer que tard dans la nuit. Pour que je profite au mieux de l’ambiance du commissariat et des interrogatoires de quelques flics frustrés d’un flag, elle a dit. Et que désormais j’étais mieux armé pour le rôle.

Ma prestation dans le film m’a valu quelques critiques bienveillantes. Et malgré la descente de police, le patron de l’hôtel a consenti à nous louer la même chambre l’année suivante.

Toujours la même, jusqu’à aujourd’hui. On nous la réservait d’office. Qui aurait dit que j’y crèverais un jour ? Mes bras s’alourdissent et je vois de moins en moins clair. Mais les saccades ne cessent pas dans la chambre d’à côté et je me suis juré de percer ce mystère. J’ai trouvé la force suffisante pour ouvrir la fenêtre. Où est la femme que j’aime ? Qu’est-ce qu’elle a décidé de faire, en attendant ? Pour passer le temps. Marcher sur la plage ? Prendre un verre en terrasse, avec le patron ? Ce serait cruel. Et pourtant. Je suis sûr que si je parvenais à me pencher sur le balcon, je la verrais en bas, sirotant un martini, sereine, face au coucher de soleil.