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Depuis toujours elle adore ça. Je me souviens de l’année où elle a passé le plus clair de ses journées assise sur cette maudite terrasse pour potasser le rôle principal d’une pièce à la con. Un drame de la jalousie, une pacotille de boulevard, loin d’Hermione et d’Othello. Quand je pense qu’elle a déserté notre petit quotidien balnéaire pour apprendre cette bêtise par cœur… Elle disait : je ne peux pas refuser une tête d’affiche, mon amour. Et puis, tu sais bien que la jalousie c’est pas mon truc, c’est un vrai rôle de composition pour moi. Toutes ces histoires d’adultère à la con… J’aimerais donner une autre direction à mon personnage… Quelque chose de plus ambigu, tu vois… Va donc à la plage, mon amour…

Je n’ai pas insisté. Le soir, tard, dans le lit, j’ai attendu son pas dans le couloir. Elle m’a demandé si je ne m’étais pas ennuyé à la plage, et j’ai dit que j’y avais fait des rencontres. En passant près du balcon, elle a vu le corps nu de cette jolie brune bronzée. Une silhouette pas ambiguë pour deux sous. J’avais pensé que le balcon remplacerait avantageusement les placards de boulevards.

Aujourd’hui le balcon ne pourrait même plus supporter le frêle petit corps bronzé de ma maîtresse d’un soir. Depuis dix ans déjà le patron a préféré interdire l’accès du balcon tant que les travaux de ravalement ne seraient pas terminés. Bien sûr, il n’a jamais avancé le moindre sou pour les commencer. Dix ans… Oui, je crois pouvoir dire que notre mariage avait franchi la même cote d’alerte à peu près à cette époque-là. Il y a eu cette série télé qui m’a rendu célèbre un peu partout en Europe. Bonne chance, champion. Un brave journaliste sportif qui dénoue des intrigues dans les milieux de la compétition. Un épisode par mois, pendant trois ans. Durant cette période, elle a joué dans deux ou trois films tout à fait estimables et dans une pièce de Pinter où elle s’est taillé une bonne tranche de succès pendant une interminable tournée. Nous nous sommes si peu vus pendant ces trois années… Malgré l’éloignement nous avons continué à nous donner des leçons de comédie, comme des leçons d’amour. Avec pour seules retrouvailles notre escapade à La Rochelle. Il y a eu cet épisode de Bonne chance, champion où mon personnage se faisait casser la gueule par un boxeur. C’est sur la plage, face à l’hôtel, en plein après-midi, que j’ai appris ce qu’on ressentait avec deux arcades sourcilières éclatées et un léger enfoncement de la cage thoracique. La femme que j’aime aurait pu ne payer que deux loubards au lieu de quatre pour venir me faire cette petite démonstration. C’est l’année suivante, me semble-t-il, qu’elle a joué dans Noyade interdite. J’avais veillé à bien la préparer pour son rôle de rescapée d’une baignade houleuse. C’est elle-même qui m’avait proposé de partir en barque pour se baigner nus, au large. Elle a plongé. Je suis rentré. Seul. Et me suis ennuyé deux bonnes heures en attendant de la voir revenir à la nage.

La douleur me ronge, mais je l’oublie presque, le bruit d’à côté me donne envie de hurler. Je ne crèverai pas avant de savoir. Je respire profondément l’air du dehors et touche l’aile du lion. J’aurai au moins réussi ça avant d’y passer.

Tiens… Je l’aurais parié… Elle est là, la femme que j’aime… Son verre à la main… Elle attend… C’est moi qu’elle attend… Quand j’aurai fermé les yeux elle le saura… Elle le sentira… Mais je ne fermerai pas les yeux avant de savoir… De la main je caresse la fissure du balcon. La crevasse qui court sur toute la longueur. Je ne dois pas fermer les yeux. Je dois voir, d’abord. Mais d’autres images me reviennent en mémoire.

Le soir où elle m’a annoncé qu’elle était enceinte. Elle y avait mis le ton, les atermoiements et les larmes de joie. Et moi aussi, comme un con. Nous avons passé la nuit entière à chercher des prénoms, à faire comme si notre chambre de l’hôtel Lido était celle du gosse. C’est seulement au petit matin que je me suis rappelé qu’on venait de lui promettre le rôle d’une executive woman qui hésite entre sa carrière et sa grossesse. J’avoue que ce coup-là a été dur à encaisser. Je me suis vengé l’année suivante, quand j’ai joué celui du cancérologue pour un téléfilm italien. J’ai été grandiose. Exceptionnel. Tout de l’intérieur, façon Actor’s Studio. Avec toute la douleur retenue du monde, je lui ai annoncé qu’elle avait un cancer généralisé. Pour ne la détromper que deux jours plus tard.

Le jour décline. Tout à l’heure, quand je souffrais le martyre, j’étais encore loin de la vraie douleur. J’ai envie de vomir cœur et intestins. Mes doigts s’enfoncent dans la fissure du balcon. Et elle, en bas… À l’aplomb… Si elle levait juste une seconde le nez, elle me verrait là, agrippé au garde-fou. Roméo n’a pas dû souffrir comme je souffre.

Roméo… Je le tenais, mon Roméo. Il y a quelques mois de ça. Ce jeune réalisateur qui voulait nous revoir tous les deux sur scène en Roméo et Juliette, modernes et vieillissants. Elle avait dit non ; j’ai fini par la convaincre. Tu ne sauras jamais mourir comme Roméo, elle disait, l’empoisonnement ça ne s’improvise pas. Elle avait raison. Aujourd’hui je le comprends.

La femme que j’aime. Là, juste en dessous, je vois sa chevelure noire, le bout de son nez. Elle attend.

Le martèlement, toujours. J’ai peur que ce soit mon propre cœur, il bat dans mes tympans. Ma vue se brouille de plus en plus. Tout à coup j’ai senti le balcon gronder quand je me suis mis debout. Je me suis affaissé de tout mon poids sur la rambarde et j’ai cru que la fissure répondait.

C’est là que l’idée m’est venue.

En insistant… peut-être que cette année serait la bonne. Que je le verrais enfin se décrocher, ce balcon pourri. On l’aurait, notre scène de balcon. On a troqué Vérone pour Venise et Venise pour La Rochelle. Qu’importe. Puisqu’on est des acteurs, elle et moi. Je sais désormais comment meurt Roméo. Mais elle ? Mort par écrasement sous un balcon : improvisation… Il suffirait de si peu. J’essaie de trépigner, de taper des poings sur la pierre rongée, de donner des coups de pied, mais les forces me manquent. Le balcon attend le coup de grâce pour s’effondrer. Je n’y arriverai pas. Les larmes me montent aux yeux. Le balcon résiste et je vais crever là, en l’air, suspendu au-dessus d’elle. Tant pis. Il me reste juste assez de jus pour me pencher une dernière fois, et voir, dans la chambre d’à côté, ce qui m’obsède depuis des heures.

Une petite fille.

Avec des couettes. Seule. Elle a poussé tous les meubles vers les murs pour dégager une aire libre, au beau milieu de la pièce, où elle saute à la corde. La corde racle le sol en claquant et ses pieds vont frapper à terre à une cadence qui fait vibrer les murs.

Je l’ai regardée, un long moment. Merveilleuse. Ivre de son propre rythme. Ça m’a fait du bien. De la voir. De savoir.

Elle s’est interrompue pour lever les yeux vers moi. Elle n’a pas eu peur. Elle s’est approchée. J’aurais voulu lui parler, longtemps, lui demander plein de choses, la flatter pour son agilité, les enfants aiment ça, je crois. Mais j’ai senti que le poison ne m’en laisserait pas le temps. Je n’ai pu que l’inviter à me rejoindre, pour que je puisse la voir jouer avec sa corde, le plus près possible, le plus fort possible, à en faire péter la bâtisse.