— On peut s’arrêter ?
— Vous avez la tête dure. Cette barge, c’est pas un omnibus. Pas de stop avant le Paraguay.
— On s’est déjà arrangés une fois.
Le pilote soupira. Christophe Colomb, sur son tee-shirt, observait Jeanne d’un œil mauvais. Les deux filles ricanèrent. Elle fouilla ses poches et plaça une nouvelle poignée de billets sur le tableau de bord.
— Gardez votre argent. Je peux plus m’arrêter. Trop de courant. La manœuvre consommerait trop de carburant.
— Et si on utilise l’annexe ? L’homme la fusilla du regard.
— L’estancia a forcément un ponton, insista-t-elle. Quand nous y sommes, vous nous prévenez. On saute dans le Zodiac avec le gars de tout à l’heure. Il nous dépose. Il vous rattrape. Vous ne vous arrêtez pas.
Le capitaine tendit le bras et empocha le fric.
— Je vous fais signe quand on croise la digue.
— Dans combien de temps ?
Il lança un regard par le hublot, comme s’il pouvait voir dans les ténèbres.
— Dix minutes.
Tout alla très vite. Ils se jetèrent dans l’annexe, le moteur ronronnant le long de la barge qui filait. Ils récupérèrent leurs bagages qu’on leur lança du pont. En moins de cinq minutes, le Zodiac avait rejoint les quelques planches à demi immergées qui jouaient le rôle de jetée. Ils bondirent sur le bois vermoulu. Encore une fois, Féraud trébucha et manqua de tomber dans la flotte. En guise d’adieu, ils reçurent une gerbe d’eau glacée dans le dos. L’annexe repartait déjà. Les traînées d’écume dessinaient deux sillages fantômes qui s’amenuisaient dans l’obscurité.
Jeanne repéra la piste qui menait à l’estancia. Elle mesurait l’absurdité de l’instant. Ils étaient seuls. Ils n’avaient plus ni équipement ni carte ni guide. Perdus à des milliers de kilomètres de tout repère civilisé, sans la moindre idée d’où ils allaient. Elle, son sac à l’épaule contenant seulement son Macintosh, son dossier d’enquête, son Totem y Tabú. Féraud, traînant sa valise à roulettes dans la boue. Absolument ridicules.
— Jeanne.
Elle se retourna : son compagnon n’avançait plus.
— Je vois plus rien.
— Moi non plus.
— Non. Vraiment…
Elle revint sur ses pas. Le psy était cramponné à sa valise. Elle s’approcha de son visage — elle était aussi grande que lui. Même dans l’obscurité, elle pouvait discerner que le blanc de ses yeux était injecté de sang. Un voile infecté couvrait sa cornée.
— Cela fait combien de temps que tu as ça ?
— Je ne sais pas.
— C’est douloureux ?
— Non. Mais je vois de plus en plus mal.
Il ne manquait plus que cette galère. Elle plaça le bras gauche de Féraud autour de ses épaules, puis attrapa la valise de sa main gauche. Ils reprirent la route, avançant en crabe comme deux blessés de guerre. Une idée traversa son esprit. L’infection de Féraud lui offrait un prétexte idéal pour l’abandonner dans l’estancia.
Elle se rendrait seule dans la forêt des Mânes.
Ils marchèrent près d’une demi-heure. Le ronronnement du générateur scandait leurs pas et s’amplifiait. La forêt, comme dérangée dans son intimité, se réveillait. Hurlait. Craquait. S’agitait. A moins que cela ne fût Jeanne qui perdît sa lucidité. Les arbres paraissaient éclater de rire. Les cimes se refermaient sur eux et devenaient liquides. Jeanne ne songeait plus qu’à placer un pas devant l’autre. Elle avait l’impression d’évoluer dans une forêt de contes. Une jungle qui n’avait ni centre ni frontière, mais dont chaque détail vivait, pensait, murmurait…
Enfin, les contours de la propriété se révélèrent distinctement. Une sorte de terrain de football cerné par les flancs de la jungle. Au-dessus, la voûte étoilée resplendissait, plus vive, plus intense que les éclairages terrestres. Au fond de la clairière, Jeanne discernait les bâtiments plats à toit de tôle. Des enclos. Des granges. Des silos. Ils étaient arrivés.
Des chevaux hennirent. Des chiens aboyèrent. Jeanne ne s’arrêta pas, soutenant toujours Féraud. Trop épuisée pour avoir peur. Du bruit sous la véranda du bâtiment central — sans doute la posada, la ferme-habitation. La silhouette d’un homme se profila.
Une voix rauque retentit, en écho au claquement d’un fusil qu’on arme :
— Quien es ?
Quelques minutes plus tard, Jeanne essuyait un gros rire, aussi violent qu’une explosion de dynamite. Elle venait d’expliquer au gérant de l’estancia leur situation. Elle finit par rire elle aussi. Et Féraud en chœur. C’était assez comique, en effet… Et encore, elle n’avait pas osé donner leur destination finale, de peur de provoquer une nouvelle rafale.
L’homme les invita à l’intérieur. Gros, petit, très brun, il avait une tête lourde et noire. Sa peau mate était craquelée. Jeanne songea aux buffles argentins qui se couvrent de fange pour se protéger des insectes. Sa voix grasse et son accent âpre renforçaient cette impression de boue séchée. Un genre de mammifère local jailli des palmiers, cuit au soleil.
Il s’appelait Fernando. Il veillait sur la propriété et ses troupeaux. Il travaillait pour le compte d’un jeune Catalan écolo qui avait fait fortune avec Internet. A mesure qu’il parlait et décrivait son quotidien, Jeanne songeait à un gardien de phare. C’était bien de ça qu’il s’agissait. Elle revoyait la carte dépliée à Formosa. L’estancia était le dernier poste avant l’océan vert…
Fernando leur proposa d’exhumer quelques restes du dîner — des fragments de viande reposaient encore sur le gril. Ils déclinèrent l’offre. Il leur fit ensuite visiter leurs chambres respectives. Puis il s’improvisa infirmier, proposant de soigner les yeux de Féraud.
Jeanne les abandonna. S’enferma dans sa chambre. Quatre murs passés à la chaux. Un lit de fer. Un crucifix. Exactement ce qu’il lui fallait. Elle s’écroula sur le lit, sans ôter ses vêtements.
Ses yeux se fermèrent aussi sec.
Ce fut comme un rideau qui s’abaissait sur le monde.
À moins que ce ne soit l’inverse.
Que le spectacle ne fasse que commencer.
81
7 heures du matin.
Jeanne ouvrit les volets. Sa fenêtre donnait sur la clairière, dont les premières lignes étaient ombragées par des palmiers. Main en visière, elle balaya du regard les environs. Le lieu avait un air familier, avec ses bâtiments agricoles, ses enclos, sa basse-cour… Mais l’ensemble était morne, déprimant. Tout ce qui n’était pas vert était gris. Tout ce qui n’était pas boue était poussière. Le terrain dans son ensemble évoquait une plaie béante, creusée dans la chair de la forêt. Une blessure qui ne demandait qu’à cicatriser — à retourner à sa luxuriance d’origine.
— Bien dormi ?
Jeanne se pencha vers la droite, sous la véranda. Fernando était installé derrière une table de camping dos au soleil.
— Venez prendre un café.
Quelques minutes plus tard, elle était attablée, alors que le scintillement du jour éclaboussait tout. Une clarté organique, pleine de rosée, semblait s’injecter dans chaque tige d’herbe, chaque épine des broussailles. Une sève de lumière.
Café pour elle.
Maté pour lui.
— Qu’est-ce que vous cherchez au juste ?
Fernando avait oublié l’usage des précautions oratoires. Cette franchise plut à Jeanne. Elle répondit avec la même brusquerie :