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Limbes vertes. Terre rouge. Flaques noires. Elle pressentait, au-dessus d’elle, les hautes cimes des arbres géants. Elle songeait aux fondations d’un écosystème vertigineux. Les troncs en étaient les piliers. La canopée en était le ciel… Mais surtout, elle éprouvait une sensation plus profonde. Viscérale. Elle sillonnait un organisme. Un réseau complexe d’intérêts, d’associations, de rivalités. Les arbustes puisaient leur vie dans les arbres morts qui pourrissaient à leurs pieds. Les fleurs naissaient de la décomposition des fruits crevés. Les plantes épiphytes se nourrissaient de l’eau contenue dans les lianes, elles-mêmes suçant l’écorce des arbres…

Plus ils s’avançaient, plus les obstacles se multipliaient. Taillis inextricables. Treillis de lianes. Racines transversales. Termitières… Parfois, des rivières glauques et tièdes. D’autres fois, des torrents plus frais, plus clairs. Ou des sources de boue écarlate, dans lesquelles Jeanne et Féraud s’enfonçaient jusqu’à la taille.

La nuit tomba. Selon Fernando, l’estancia d’Alfonso Palin était à une journée de marche depuis l’ouverture de la piste. S’ils ne s’étaient pas trompés de direction, ils étaient donc tout proches du repaire du Centaure. Ils stoppèrent dans une clairière.

Ils montèrent la tente et déroulèrent leurs sacs de couchage. Ils ôtèrent leurs vêtements trempés. Les étendirent sur les buissons alentour. Vaine illusion. Avec un taux d’hygrométrie proche de 100 %, rien ne pouvait sécher ici. Ils puisèrent d’autres vêtements dans leurs sacs. Tous kaki. Jeanne sortit le petit bidon d’essence qu’on leur avait donné et traça un cercle autour du campement pour éloigner les fourmis et les scorpions, comme l’avait fait la veille le gaucho.

Ils s’installèrent sous la tente. Jeanne n’avait plus la moindre notion du temps ni de l’espace. Allongée sur le dos tout habillée dans son sac de couchage, elle considérait le tracé lumineux des lucioles qui filaient à travers les arbres. La fatigue lui tenait lieu de pensée. Impossible d’envisager le lendemain. Ni même la nuit à venir. Et toujours pas la moindre peur. Peut-être que le contact de son HK 9 mm dans son dos y était pour quelque chose…

Presque endormie, elle pensa à Féraud, immobile à ses côtés, portant toujours ses lunettes noires. Elle se souvint de ses grands rêves d’amour avec cet homme, assise sur un banc des jardins des Champs-Elysées. Elle se remémora chaque détail et eut envie de rire dans l’obscurité. La voix de François Taine. Je parie que tu ne connais même pas une histoire drôle.

Si, elle en connaissait une.

La sienne.

84

Le lendemain matin, les paquetages avaient disparu.

Ils avaient pourtant pris soin de tout placer à l’intérieur. Cela signifiait qu’on avait ouvert la tente, pénétré dessous, volé les sacs, puis refermé la toile. Pourquoi ? S’il s’agissait des Autres, pourquoi ne les avaient-ils pas tués ? Féraud se taisait derrière ses lunettes noires.

Jeanne comprenait le message. Ils devaient arriver nus, sans protection, et d’une certaine façon, purs de toute modernité, sur les terres d’Alfonso Palin. Elle en était maintenant convaincue. Les Non-Nés évoluaient sous les ordres du vieux Centaure. Et vénéraient son fils : Joachim.

— Sortons, fit Jeanne.

Ils jetèrent un coup d’œil dehors puis s’extirpèrent de la tente. Une brume verdâtre régnait partout. Leurs vêtements posés sur les buissons avaient aussi disparu. Aucune empreinte. Aucun signe de passage. Pas de feuillage arraché ni de branche brisée. A croire que les voleurs étaient des êtres de fumée, aussi immatériels que le brouillard qui les entourait.

Jeanne rejoignit la piste à quelques mètres de là. Personne. Elle se raisonna encore. S’ils n’étaient pas déjà morts, c’était qu’on voulait qu’ils parviennent à destination.

Et cette destination était toute proche…

Suivre le chemin de latérite, sur la droite.

Le fil rouge jusqu’au repaire des Enfers.

Plus le moindre équipement.

Ils se mirent en route, frissonnants, le ventre vide, sans prendre la peine de plier leur tente. Une heure. Deux heures peut-être. Ni l’un ni l’autre n’avait l’idée de regarder sa montre. Ils marchaient comme des somnambules à travers les nappes de vapeur. Jeanne imaginait le souffle dantesque d’un monstre. Cette brume, c’était son haleine. Ils évoluaient dans sa gueule en forme de cratère…

Soudain apparut un grand terrain plat et déboisé planté de quelques palmiers. Le lieu rappelait l’estancia de la veille sauf qu’après ces kilomètres de jungle, sa netteté et sa propreté le faisaient ressembler à un gigantesque crop circle. Un signe géant, un avertissement révélant une puissance supérieure.

Avec prudence, ils s’acheminèrent à découvert. Depuis le départ, ils n’avaient pas échangé un mot. La jungle avait rendu caduc l’usage du langage. Au fond de la clairière, se dessina bientôt un groupe d’édifices. Des granges de briques rouges. Des enclos de bois blanc. Quelques chevaux à la crinière coupée en brosse.

Un tableau totalement inoffensif. Et un calme absolu.

Pas de chiens. Pas de sentinelles. Pas le moindre élément menaçant. Du regard, Jeanne cherchait la piste d’atterrissage. Elle l’aperçut sur la droite, à travers des buissons d’eucalyptus. Pas d’avion en vue. L’amiral et son fils n’étaient donc pas là… Impossible.

Les herbes sauvages cédaient maintenant le terrain à des pelouses récemment tondues. Parmi les bâtiments, Jeanne repéra la villa. De grands murs blanchis à la chaux, des toits de tôle… Elle se tourna vers Féraud, qui acquiesça de la tête. Ils y étaient parvenus. Bon Dieu, ils l’avaient fait…

Jeanne lança un dernier coup d’œil autour d’elle. Pas un cri d’oiseau. Pas un bourdonnement d’insecte. La solitude des lieux revêtait maintenant une puissance écrasante. Tout semblait figé par une menace imminente…

Elle grimpa les marches. Ouvrit la porte protégée par une moustiquaire : pas verrouillée. Découvrit le salon typique d’une ferme de maître. Dalles de terre cuite au sol. Haute cheminée cadrée de bois. Peaux de crocodiles et de cerfs suspendues aux murs. Fauteuils et canapé autour d’une table basse de bois noir jonchée de télécommandes orientées vers un écran large installé dans un coin. Quoi de plus banal ? Jeanne n’imaginait pas ainsi l’antre du Centaure.

Ils s’orientèrent vers le couloir. Jeanne croisa un miroir. Elle ne put se persuader que l’image qui apparaissait, c’était elle. Un squelette flottant dans des fringues de toile kaki. Un visage gris creusé et souligné de cernes. Elle qui se sentait seulement fatiguée, et curieusement à l’abri de tout danger, n’était qu’un cadavre en sursis.

Féraud la dépassa dans le corridor. Jeanne le suivit. A chaque pas, un sentiment diffus l’accompagnait. Quelque chose ne collait pas. Tout était trop facile. Une porte ouverte. Féraud s’arrêta. Jeanne le rejoignit sur le seuil.

Le bureau d’Alfonso Palin.

Jeanne dépassa Féraud et entra. Murs de crépi blanc. Plancher de chêne ciré. Mobilier de style castillan. Un bureau trônait à l’oblique, faisant angle avec une cheminée de pierre. Des baies vitrées s’ouvraient sur les enclos du dehors. Le soleil matinal pénétrait ici avec violence, charriant des rêves de petits déjeuners, de journées prometteuses, de balades à cheval…