On déverrouilla la paroi. Ils enjambèrent les détritus et empruntèrent un escalier de ciment. Jeanne s’appuya encore sur l’épaule de Taine. Une lampe tempête avait été fixée au plafond. Malgré cette source, les ténèbres étaient si épaisses qu’elles semblaient matérielles. Infranchissables.
— Y a quinze bons mètres de dénivellation pour arriver au fond. Il a dû la porter sur son dos…
Une odeur d’égout s’élevait, pleine de relents écœurants. Des effluves d’huile et d’essence flottaient aussi. Ainsi qu’une puanteur aiguë, prégnante, qui refusait de se mélanger. Un remugle de cochon grillé.
— C’est quoi cette odeur ? demanda Jeanne.
Le capitaine se tourna vers elle avec méfiance. Depuis le départ, il avait une question sur les lèvres. Deux juges d’instruction pour une seule affaire, c’était un de trop…
— Le tueur, fît-il à l’attention de François Taine. Il a cuit certains fragments du corps. Mais il y a autre chose.
— Autre chose ?
— On a retrouvé des restes bizarres. Selon les techniciens, ça pourrait être du suif.
— Qu’est-ce que vous appelez du suif ?
— De la graisse animale. Ça brûle bien, il paraît. Et longtemps. Le tueur s’est éclairé comme ça. Les techniciens vous expliqueront. C’est par ici.
Nouvelle porte. Quelques marches. Et le choc. Une pièce aveugle de deux ou trois cents mètres carrés au plafond mansardé. Des murs de ciment noir maculés d’humidité. Un sol brillant d’écoulements. Une vraie caverne datant d’une ère nouvelle. Celle du béton et de l’essence. Il y avait eu l’âge du fer. L’âge du bronze. Maintenant, c’était l’âge du pétrole.
Les projecteurs de l’Identité judiciaire dessinaient des auréoles dans les flaques. Les techniciens allaient et venaient, masque sur le visage. Ils lancèrent tour à tour un bref regard aux nouveaux arrivants, sans stopper leur activité.
Jeanne était frappée, encore une fois, par l’impression ambivalente que les scènes de crime lui inspiraient. La violence résonnait ici, mais aussi, plus encore, la paix, le soulagement. Celui du tueur. Ce sang, ce cadavre, ces éclats de chair constituaient le prix de sa sérénité. Le meurtrier s’était rassasié ici. Calmé. Apaisé…
— On peut voir le corps ? demanda Taine.
Le capitaine coinça sa torche sous son bras et enfila des gants de chirurgien. Avec précaution, il écarta la bâche qui couvrait la victime. La lampe électrique, sous son aisselle, frappa le cadavre comme par accident. Jeanne eut un recul. Ses genoux se dérobèrent. Elle appela à la rescousse son statut de juge. Ses années d’études. Sa vocation inébranlable. Penser en magistrat, et seulement en magistrat.
Il y avait au moins cinq morceaux.
Le buste, ventre ouvert, exhibait aux épaules et sous le bassin des os blanchâtres. Les quatre membres avaient été arrachés. La femme, ou ce qu’il en restait, avait la tête renversée, invisible. Ses cheveux baignaient dans une flaque.
Malgré l’horreur, qui l’éblouissait comme à rebours, à force de noirceur, plusieurs détails frappèrent Jeanne. La blancheur de la peau. La corpulence du corps. Ses épaules, ses hanches avaient la rondeur de rochers polis. Jeanne songea aux sculptures de Jean Arp. Formes blanches, douces, sans bras ni jambes, qui appellent la main, la caresse, par la seule pureté de leur ligne…
Répartis dans les ténèbres, Jeanne repéra les bras et les jambes. A moitié dévorés. Brûlés par endroits. Il y avait aussi, au fond, le long du mur, le paquet des viscères gris, agglutinés, baignant dans les eaux sales.
Jeanne prit conscience du silence qui l’entourait. Le choc était le même pour tout le monde : Taine, Reischenbach, Leroux, la greffière… Elle s’approcha, alors que le capitaine dirigeait son faisceau avec hésitation sur le tableau horrifique. Elle aperçut la plaie à la gorge, ouverte d’une oreille à l’autre.
— Vous pouvez éclairer le visage ?
Le capitaine ne bougea pas. Jeanne lui prit la torche des mains et l’orienta. Les muscles, les os de la figure formaient un chaos sous la chair. Un hématome violacé s’étalait comme une monstrueuse tache de vin. Le tueur avait frappé sa victime avec une pierre, ou une masse. Plusieurs fois. Le sang avait afflué, coagulant sous la peau. Ce qui signifiait que la femme était encore vivante durant ces tourments. Jeanne remarqua aussi, parmi les cheveux, des caillots de sang — le meurtrier avait éclaté le crâne. Des lambeaux de cervelle s’écoulaient parmi les cheveux déployés.
Jeanne déplaça son rayon vers l’abdomen. Fendu à la verticale, du sternum jusqu’au bassin. Sur les flancs, des blessures, des griffures, des béances. Peut-être même des inscriptions. Un des seins avait disparu. L’autre pendait. Jeanne devina que le tueur avait plongé son visage dans ces blessures et mordu les muscles. Chaque morsure laissait un lambeau d’épiderme au bord de la plaie. Le meurtrier mettait la chair à nu puis plantait ses dents à l’intérieur. Il n’aime pas la peau. Ce qu’il veut, c’est le contact avec la viande tendre, encore chaude, sentir le réseau des muscles, la dureté des os…
Elle baissa encore son rayon. Le sexe. Elle prévoyait que cette région serait le théâtre d’une atrocité particulière. Elle avait raison. Le meurtrier avait arraché le pubis. Avec les dents. Ou les mains. Il avait laissé la peau de côté, mordu les organes, aspiré le sang, recraché des jets sanguinolents tout autour. Jeanne n’était pas pathologiste mais elle devinait qu’il avait dévoré l’appareil génital dans son ensemble. Lèvres, clitoris, trompes, utérus… Il avait tout avalé. Englouti ces choses précieuses, symboles de féminité, au fond de lui.
Une idée la cingla. L’assassin était une femme. Une gorgone qui avait voulu s’approprier la fertilité de sa victime. Comme les Papous dévorent le cœur ou la cervelle de leurs ennemis pour s’emparer de leurs qualités spécifiques. Des mots lui revinrent à l’esprit. Mots qu’on lui rabâchait à l’église, au moment de sa première communion : « Qui mange ma chair et boit mon sang / demeure en moi et moi en lui. »
Jeanne aperçut son visage livide dans une flaque. Bon sang, je vais tomber dans les pommes… Pour se donner une contenance, elle rendit la lampe au capitaine et se tourna vers Taine.
— La première, elle était dans cet état-là ?
Le juge ne répondit pas.
— T’as vu le corps ou non ?
— En photos seulement. Quand je suis arrivé, ils l’avaient déjà emmené.
— Mais c’était équivalent ?
Le magistrat ne put que hocher la tète. Une voix se rapprocha. Un homme trapu, au gros ventre moulé dans un polo bleu Ralph Lauren, marmonnait dans un dictaphone. La soixantaine, il avait le cuir mat, les cheveux gris coiffés la raie au milieu. Un nez busqué. Des petits yeux bleu clair. Une impression vive, riante et aquatique se dégageait de ce regard. Mais aussi quelque chose d’agressif, d’incongru. Comme si ces yeux translucides n’avaient rien à taire dans ce visage bronzé.
— Langleber, murmura Taine. Le légiste. Je te jure que s’il me sort encore une de ses conneries d’intello, je me le fais.
Le juge fit les présentations. Poignées de mains mécaniques.
— Je crois savoir comment il procède, dit le médecin en fourrant son dictaphone dans la poche arrière de son jean.
— On t’écoute.
Il leva la tête, désignant les armatures qui soutenaient les néons au plafond.
— Il suspend la fille là-haut, tête en bas. Il lui écrabouille le visage et lui tranche la gorge. Comme on tue les cochons dans les fermes. Il utilise un couteau aiguisé. Les berges de la plaie sont nettes. Il procède de gauche à droite. La « queue de rat », c’est-à-dire la fin de la blessure, est sans équivoque. Notre salaud est droitier. Et je peux vous dire que sa main ne tremble pas. J’ai déjà pu constater des lésions allant jusqu’à la paroi vertébrale antérieure, avec section de la trachée et de l’œsophage.