Le patient décrivait un songe et ses circonstances. Avant de se coucher, il avait parcouru une revue intellectuelle, La Règle du jeu. Ce nom lui avait fait rêver de Jean Renoir, réalisateur d’un film qui portait le même titre. Dans son rêve, le long métrage était remplacé par La Bête humaine, autre film de Renoir, où Jean Gabin conduit une locomotive à vapeur. Images terribles, inoubliables, en noir et blanc, de la machine lancée à pleine vitesse, avec la gueule tragique de Gabin aux commandes. Cette vision s’associait, toujours dans le rêve, à l’ultime scène d’une pièce de Tchékhov — le patient ne se rappelait pas laquelle — où les protagonistes échangent leurs derniers mots alors que le sifflement d’un train retentit au fond du décor. Le songe lui avait laissé, toute la journée, une impression trouble, indélébile.
Il se souvenait maintenant d’un autre détail. Lorsqu’il était en faculté de lettres, il avait rédigé un commentaire composé dans le cadre d’une UV de théâtre sur cette scène finale de Tchékhov. En guise de conclusion, il avait rappelé qu’en psychanalyse, la présence d’un train dans un rêve symbolise la mort. Il se rappelait maintenant un autre fait. Après avoir rédigé ce devoir, à l’époque, il avait sombré dans la dépression. Il n’était plus allé à l’université pendant deux années. Comme si ces quelques lignes écrites sur la pièce russe, et plus particulièrement sur l’arrivée du train au fond du décor, avaient provoqué sa chute et imposé la mort dans son esprit.
Aujourd’hui, grâce au rêve, grâce au divan, il identifiait une autre circonstance. Un événement qu’il n’avait jamais relié à tout ça. Durant cette période, sa mère, qui l’avait élevé seule, s’était remariée. Elle avait emménagé, ce printemps-là, chez son nouveau compagnon, le laissant seul, lui, dans leur appartement. Ainsi, le train — la mort — avait jailli dans les dialogues de Tchékhov et dans son commentaire composé. Mais aussi dans le réel. Le train avait emporté sa mère au loin et l’avait tué, lui, au fond de sa conscience…
Jeanne écoutait, les yeux ouverts dans l’obscurité. Elle était fascinée. Elle avait perdu la notion du temps — et même de l’espace. Elle flottait dans les ténèbres, casque sur les oreilles, en osmose avec ces voix qui la traversaient, la ravissaient, toujours guidée par celle de Féraud, douce et calme.
Soudain, elle s’agita. Regarda sa montre. Deux heures du matin. Il fallait qu’elle dorme. Qu’elle soit en forme le lendemain. Elle avait déjà gâché sa journée d’aujourd’hui au bureau…
Elle écouta rapidement les patients de la fin d’après-midi. Un dernier pour la route. Elle stoppa sur celui de 18 heures.
« Vous ne vous allongez pas ?
— Non.
— Asseyez-vous alors. Installez-vous.
— Non. Vous savez bien que je ne suis pas ici pour moi. »
Le nouvel arrivant parlait avec autorité. Il avait une voix sèche, grave, scandée par un accent espagnol. « Il y a du nouveau ? »
Le timbre de Féraud paraissait changé. Tendu. Nerveux. « Du nouveau ? Ses crises sont de plus en plus violentes.
— Que fait-il durant ces crises ?
— Je ne sais pas. Il disparaît. Mais c’est dangereux. De cela, j’en suis sûr.
— Je dois le voir.
— Impossible.
— Je ne peux rien diagnostiquer sans lui parler, dit Féraud. Je ne peux pas le soigner à travers vous.
— Cela ne servirait à rien, de toute façon. Vous ne verriez rien. Vous ne sentiriez rien.
— Laissez-moi juge. »
Féraud avait prononcé ces mots avec une autorité inédite. Il devenait presque agressif. Mais l’Espagnol n’avait pas l’air intimidé.
« Le mal est à l’intérieur de lui, vous comprenez : Caché. Invisible.
— Je passe mes journées ici à traquer des secrets enfouis. Ignorés même par ceux qui les possèdent.
— Chez mon fils, c’est différent.
— En quoi est-ce différent ?
— Je vous ai déjà expliqué. L’homme à craindre n’est pas mon fils. Mais l’autre.
— Il souffre donc d’un dédoublement de la personnalité ?
— Non. Un autre homme est à l’intérieur de lui. Un enfant, plutôt. Un enfant qui a son histoire, son évolution, ses exigences. Un enfant qui a mûri à l’intérieur de mon fils. Comme un cancer.
— Parlez-vous de l’enfant que votre propre fils a été ? » La voix espagnole capitula :
« Vous savez que je n’étais pas là à l’époque…
— Maintenant, que redoutez-vous ?
— Que cette personnalité se réalise.
— Se réalise dans quel sens ?
— Je ne sais pas. Mais c’est dangereux. Madré Dios !
— Sur ces crises, vous avez des certitudes ? »
Des bruits de pas résonnèrent. L’Espagnol reculait. Sans doute vers la porte.
« Je dois partir. Je vous en dirai plus à la prochaine séance.
— Vous êtes sûr ?
— C’est moi qui dois gérer ces informations. Tout cela fait partie d’un ensemble. »
Bruits de chaise : Féraud se levait. « Quel ensemble ?
— C’est une mosaïque, vous comprenez ? Chaque pièce apporte sa part de vérité. »
La voix de l’Espagnol aussi était envoûtante. Elle devenait de plus en plus chaude. Si cela avait pu signifier quelque chose, elle paraissait bronzée. Brûlée par des années de chaleur et de poussière. Jeanne imaginait un homme long, gris, élégant, la soixantaine. Un homme asséché par la lumière et la peur.
« Je veux le rencontrer, insista Féraud.
— C’est inutile. Il ne parlera pas. Il ne vous dira rien. Je veux dire : l’autre.
— Vous ne voulez pas tenter l’expérience ? »
Des pas. Féraud rejoignait l’Espagnol près du seuil. Bref silence. « Je vais voir. Je vous appellerai. »
Saluts. Claquements de porte. Puis plus rien. Antoine Féraud avait dû quitter son cabinet aussitôt après. Jeanne réécouta plusieurs fois cette conversation mystérieuse, puis alla se coucher sans allumer dans sa chambre ni dans la salle de bains.
En se lavant les dents, elle se fit la réflexion que la soirée n’avait pas dérivé. Elle ne s’était pas caressée. Elle en éprouva une obscure fierté. C’était une soirée pure.
Elle s’allongea sur les draps. La nuit étouffait dans sa propre touffeur. L’orage avançait au fond du ciel. Jeanne pouvait voir les nuages voyager par la fenêtre, auréolés par la lumière de la lune. Elle se tourna et posa sa joue sur son oreiller. Fraîcheur. Elle le parfumait chaque soir à l’eucalyptus, vestige de son enfance…
Elle ferma les yeux. Antoine Féraud. Sa voix. Quelques heures auparavant, chez sa psy, elle n’avait pas résisté.
« On m’a parlé d’un psychiatre, avait-elle dit sur le ton le plus détaché possible. Antoine Féraud. Vous connaissez ?
— Vous voulez changer de psy ?
— Bien sûr que non. Vous le connaissez ?
— Un peu.
— Qu’est-ce que vous savez sur lui ?
— Il consulte dans une clinique. Je ne me rappelle plus laquelle. Il a aussi un cabinet dans le Ve arrondissement. Bonne réputation.
— Comment est-il ?
— Je ne le connais pas vraiment. Je l’ai seulement croisé dans des colloques.
— Comment est-il… physiquement ? »