La psy eut un rire amusé. La séance s’achevait. « Plutôt mignon.
— Mignon comment ?
— Mignon au-dessus de la moyenne. Pourquoi ces questions ? » Jeanne avait inventé un bobard d’expertise psychiatrique, de rendez-vous imminent. Elle s’était sauvée comme une souris, emportant cette précieuse information. Mignon comment ? Mignon au-dessus de la moyenne…
Le sommeil la gagnait mais elle parvenait encore à réfléchir. Elle était au milieu du gué. Elle avait quitté le rivage Thomas — avec beaucoup moins de difficulté qu’elle aurait cru — mais n’avait pas encore rejoint l’autre rivage. Celui de la voix. Celui de Féraud.
Et pendant ce temps, la rivière des jours coulait entre ses pieds nus…
L’endormissement la gagnait. La pluie fouettait les vitres — l’orage avait enfin éclaté. Jeanne prit une décision. Une décision vague, sans volonté, déjà contaminée par le sommeil, mais qui reviendrait avec force, elle le savait, le lendemain matin.
Je dois voir son visage. Le visage de la voix.
13
— Je crois que j’ai quelque chose, fit Bretzel.
Jeanne ne comprit pas la phrase. La sonnerie du portable l’avait tirée du sommeil. Elle cherchait du regard l’horloge de sa table de chevet, qui baignait dans une flaque de lumière. 9 h 15. Elle ne s’était pas réveillée.
— Je t’écoute, dit-elle après s’être éclairci la gorge.
— Trois virements de RAS. En direction de la Suisse. Chaque fois sur le même compte, à l’Union des banques suisses.
Elle se passa la main sur le visage. Le soleil inondait sa chambre. Elle ne voyait pas de quoi il parlait.
— Les montants ? demanda-t-elle par réflexe.
— 200 000 euros. 300 000. 250 000. En moins d’une semaine.
— Tu as le nom du bénéficiaire ? demanda-t-elle, toujours dans le vague.
— Non, bien sûr. Mais les dates correspondent. Juin 2006. Juste après le transfert des armes et l’encaissement des factures d’EDS. Pour approximativement les mêmes montants. Il faut maintenant aller à la pêche là-bas. En Suisse.
RAS. Les banques suisses. EDS… Elle y était. Le Timor oriental. Le trafic d’armes. Les jeux de corruption entre la compagnie industrielle et des membres du ministère de la Défense français. Mais son esprit était encore rempli par le cauchemar. Celui qu’elle avait fait toute la nuit. En boucle.
Jeanne marchait dans un labyrinthe de béton humide. Elle découvrait le corps gras et mutilé de Nelly Barjac dans une flaque.
Une sorte de Gollum au crâne bosselé dévorait ses chairs. Éructant, gémissant, il se repaissait des fragments sanglants, arrachant la peau, suçant les os, déroulant la cervelle avec ses doigts crochus. Dans le rêve, Gollum était une femme. Stérile. Ou violée. Elle grognait, la bouche ensanglantée. Elle portait une cicatrice récente sur le ventre. La trace, peut-être, de l’enfantement d’un monstre, celui que la cytogénéticienne aux kilos en trop n’avait pas su détecter…
La fin du rêve était atroce. Gollum levait les yeux et découvrait un miroir. La créature cannibale n’était autre que Jeanne elle-même.
— Oh, tu m’écoutes là ? Je te réveille pas au moins ?
— Pas du tout.
— Je disais que la Suisse, ça va être coton.
Jeanne se concentra. Bretzel avait raison. Elle avait déjà bossé avec ce pays. Pour obtenir l’identification du numéro d’un compte, il fallait démontrer que les sommes transférées avaient une origine illicite. Dans le cas présent, apporter la preuve que ce fric était bien le produit de fausses factures.
— On va voir, fit-elle en se redressant dans son lit. Sinon, les transcriptions ?
— Rien. Pas une conversation suspecte. L’impasse.
— Les mails ?
— Zéro. Faut passer la vitesse supérieure. Des perquises ?
— Non. Je vais plutôt les convoquer.
— T’en as assez sous la pédale ?
— Je n’ai rien. Excepté l’effet de surprise.
— C’est toi qui vois. Je continue à gratter sur les virements et les transferts.
— Rappelle-moi. Je rédige les convocations.
— Un dernier truc. Il me manque une CR.
CR pour « commission rogatoire ». Pour chaque procédure d’écoute, il fallait en rédiger une. Jeanne fit l’imbécile :
— Laquelle ?
— Celle qui concerne le psychiatre. Antoine Féraud.
— Ça doit être un oubli de ma greffière.
— Tu me prends pour un con, Jeanne. Moi, je peux étouffer le coup, mais pas les mecs du SIAT. Pour chaque installation, il leur faut une commission signée. Un étudiant de première année sait ça.
— Je m’en occupe. Je te la fais parvenir.
— Je me fous du papier. Si tu veux m’extorquer une opération d’écoute illégale, joue franc-jeu. On se voit et on en parle.
— D’accord. On se voit et on en parle. Mais pas au téléphone. Jeanne raccrocha. Elle appela aussitôt Claire au bureau pour la prévenir de son retard. Elle se leva. Lança un Nespresso. Avala son antidépresseur. Se dirigea vers la salle de bains. Sous la douche, elle repensa à l’avertissement de Facturator. Cette histoire d’écoute allait lui péter à la gueule. Elle avait cru, assez naïvement, que la sonorisation du cabinet de Féraud passerait inaperçue…
Douchée, coiffée, maquillée, elle retourna dans la cuisine. Son café était froid. Elle en prépara un autre, prenant le temps de se faire une tartine de pain complet. Alors qu’elle croquait dedans, des flashes lui revinrent de son cauchemar. Gollum. Les chairs blanches et noires. Les grognements. Son esprit embraya sur le réel. La visite de la veille. La scène de crime. La fertilité comme objet de quête. L’utérus dévoré. Une femme, oui, peut-être…
Trente minutes plus tard, Jeanne filait sur la voie express, sans respecter la moindre limitation de vitesse. Vingt minutes encore et elle était installée derrière son bureau, cernée par la documentation concernant le Timor oriental. Elle s’était donné la matinée — ce qu’il en restait — pour maîtriser le dossier avant de lancer les convocations.
Jeanne relut une nouvelle fois les pièces de l’intro. Quelque chose clochait. Pourquoi avoir vendu des armes à des rebelles dans un pays aussi perdu ? Pur intérêt financier ? Le trafic avait rapporté un million d’euros, réparti entre les uns et les autres. Pas grand-chose pour ce genre de marchés. Or le risque médiatique était grand. Participer à l’assassinat d’un prix Nobel de la paix, ce n’était pas rien.
Elle retourna à sa doc et chercha une clé. Elle ne mit pas longtemps à la trouver. Le Timor oriental possédait du pétrole. Un sondage récent avait révélé d’importants gisements au large de l’île. On estimait à 15 milliards de dollars les revenus du pétrole off shore timorais pour les vingt prochaines années. Les Australiens avaient conclu un accord avec le gouvernement en place. En cas de coup d’Etat, les nouveaux leaders du pays — les rebelles — choisiraient de nouveaux partenaires pour l’exploitation de ces gisements. Pourquoi pas ceux qui les avaient armés ?
Il fallait donc lire l’histoire en sens inverse. Bernard Gimenez, membre du ministère de la Défense, n’avait pas monnayé sa bienveillance auprès de la société EDS Technical Services afin d’encaisser des gains occultes pour son parti, le PRL. C’était le contraire. EDS avait agi sur ordre des politiques, en armant un coup d’État qui pouvait servir l’intérêt de la France. Politiques et industriels s’étaient ensuite partagé le gâteau — les gains de la vente d’armes — mais il ne s’agissait que d’amuse-gueules. Tout le monde attendait la suite : l’exploitation du pétrole.