Jeanne l’imita, se garant au pied de l’un des quadriges du Grand Palais. Un convoi de chevaux sauvages s’élançant au sommet de la verrière. Féraud marchait en direction du portail de l’édifice. Jeanne se souvint que le musée accueillait une exposition intitulée « VIENNE 1900 », consacrée aux peintres de la Sécession viennoise. Klimt. Egon Schiele. Moser. Kokoschka. Elle se fit la réflexion — plutôt absurde — que cela tombait bien : il y avait longtemps qu’elle souhaitait la voir.
Le psy montait déjà les marches. Elle pressa le pas, devinant, très haut au-dessus de sa tête, l’immense dôme de verre et d’acier qui recevait le soleil comme une loupe géante. Elle se sentait minuscule, et en même temps légère, excitée, ivre, dans ce Paris alangui par le coucher du jour.
Féraud avait disparu. Il devait posséder un passe pour ne pas faire la queue. Une longue file d’attente se déployait pour cette nocturne, de l’autre côté, vers les Champs-Elysées. Jeanne fouilla dans son sac : elle aussi avait un passe. Une carte tricolore délivrée par décret présidentiel. Cela marchait pour les perquises. Cela marcherait pour les peintres viennois.
Quelques minutes plus tard, elle pénétrait dans le lieu d’exposition. Sa première idée fut que ces toiles mordorées, rougeâtres ou brunes, étaient de grands rideaux de scène hissés en vue d’un spectacle plus large, plus riche encore, mêlant tous les arts. La Vienne du début du XXe siècle, où chaque discipline avait explosé — peinture, sculpture, architecture, mais aussi musique, avec Malher et bientôt Schônberg… Sans compter, en toile de fond, la révolution fondamentale : la psychanalyse.
A quelques mètres devant elle, Féraud contemplait chaque tableau sans se presser. Il n’avait pas de catalogue. Ne regardait pas les titres sous les œuvres. Tout cela lui paraissait familier. En sueur, Jeanne se détendit et prit le temps, elle aussi, d’admirer les toiles. Klimt régnait dans cette première salle. Comme toujours, l’originalité du peintre la sidéra. Le moindre ton. La moindre ligne. Le moindre motif. Tout clamait une rupture radicale avec ce qui s’était peint auparavant. Mais c’était une rupture en douceur. Aplats dilués rappelant les estampes japonaises. Chromatismes raffinés. Eclats d’or. Effets d’émaux, de perles, de verres colorés, de bris de bronze…
Et les femmes. Fées endormies aux longues chevelures de miel se blottissant au sein de motifs à la fois extravagants et rigoureux. La symétrie du décor — figures et arabesques alignées comme sur un tissu — auréolait chaque femme, protégeant son sommeil. D’autres fois, la toile prenait un caractère flou, aquatique. Les cheveux flottaient comme des algues rousses. Les scintillements de l’or et des perles brillaient sourdement, filtrant à travers des transparences, dansant sous les épaisseurs de résine polie. Littéralement, ces toiles baignaient les yeux, l’esprit, le cœur…
Féraud s’était arrêté, absorbé par un petit tableau de moins d’un mètre de côté. C’est le moment, se dit-elle. Elle marcha dans sa direction, prévoyant simplement de se planter à ses côtés. Ensuite, on verrait. La bouche sèche, les jambes chancelantes, elle s’approcha, se répétant mentalement quelques compliments qu’on lui avait servis récemment. La comparaison de Thomas avec l’absinthe. La réflexion de Taine à propos de sa main sur la nuque. Les paroles de Claire, sa greffière, qui la comparait à l’actrice Julianne Moore…
Elle se tenait près d’Antoine Féraud depuis au moins une minute, parfaitement immobile, face à un tableau qu’elle ne voyait pas.
Et il venait de parler.
Ce timbre qu’elle avait si souvent écouté au casque résonnait maintenant tout près de son oreille, en live…
— Par… pardon ?
— Je disais que chaque fois que je contemple ce tableau, je pense à Baudelaire. « J’ai pétri la boue et j’en ai fait de l’or… »
Jeanne faillit éclater de rire. Un homme qui cite Baudelaire d’entrée de jeu n’est pas vraiment mûr pour Meetic. Mais pourquoi pas ? Elle se concentra sur la toile de Klimt. Elle représentait une femme très pâle en robe turquoise sur un fond orange. Le portrait était coupé à la taille.
Elle s’entendit demander, presque agressive :
— Pour vous, la boue, c’est le modèle ?
— Non, fit Féraud avec douceur. La boue, c’est l’âge qui va consumer cette femme et détruire sa beauté. La monotonie du quotidien qui la rongera. La banalité qui l’envahira peu à peu. Klimt l’a arrachée à tout cela. Il a su capter son effervescence intérieure. Révéler ce moment de grâce qui jaillit entre deux battements de cœur. Il l’a rendue à son éternité… intime.
Jeanne sourit. La voix des enregistrements numériques. Plus proche. Plus réelle. A hauteur de ses espérances. Elle observa le tableau. Le psy disait vrai.
Portrait de Johanna Staude.
Les deux couleurs complémentaires sautaient d’abord au visage. Le turquoise de la robe, minéral, comme si le peintre l’avait peint avec des cristaux. Le fond rougeoyant, qui brûlait à la manière d’un fragment de lave. Plutôt qu’à Baudelaire, Jeanne songea au vers célèbre de Paul Eluard : « La terre est bleue comme une orange. »
Passé ce premier choc, on découvrait le visage. Rond et blanc comme une lune. Cette tache pâle, cernée par un col de fourrure noire, était la clé du tableau. Il ouvrait sur une vérité indicible, une poésie de conte de fées, qui se passait de commentaire pour vous toucher directement à l’estomac. Et peut-être plus bas encore : au sexe. Aux racines de l’être…
Jeanne se prit de tendresse pour cette femme. Ce visage de Pierrot lunaire. Ces cheveux noirs coupés court, qui devaient être révolutionnaires à l’époque. Ces lèvres rouges et fines. Ces sourcils épais, comme des signes de ponctuation. Tous ces détails lui rappelaient une publicité qu’elle adorait quand elle était gamine. Pour le parfum Loulou de Cacharel. Une jeune femme semblait glisser sur la mélodie la plus suave du monde : la Pavane de Gabriel Fauré…
Elle avait trouvé son alliée. Elle se sentit d’un coup plus forte, plus solide — mais toujours incapable de parler. Et le silence s’éternisait. Elle se creusait la tête pour trouver quelque chose à dire…
— C’est la cinquième fois que je visite cette exposition, reprit-il. J’y trouve une espèce… d’apaisement. Une source de détente et de sérénité. (Il se tut un instant, comme pour la laisser percevoir le bruissement de cette source.) Venez voir. Je veux vous montrer quelque chose.
Jeanne se laissa porter. Elle planait complètement. Ils passèrent dans la salle suivante. Malgré son trouble, elle réalisa que l’atmosphère venait de changer.
Les murs étaient couverts de cris et de blessures. Des corps en pleine convulsion. Des visages déformés par le désir ou l’angoisse. Mais c’était surtout la peinture même, en tant que matière, qui vous agressait. Des empâtements de brun, d’ocre, d’or, comme écorchés au couteau. Des couleurs épaisses, retournées, broyées, qui évoquaient des champs de labour. Visages étroits. Yeux exorbités. Mains tordues. Jeanne songeait à une sorte de Semana Santa de Séville. Une semaine de pénitence où les cagoules auraient été ces figures et les cierges leurs mains lumineuses.