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— Egon Schiele ! s’exclama Féraud. Malgré les différences avec Klimt, il me procure aussi un soulagement. Sa violence est positive. Salvatrice. Je suis psychiatre et psychanalyste. J’ai parfois des journées… difficiles. Ces toiles du début de siècle me redonnent du courage, de l’énergie.

— Je suis désolée, parvint-elle à murmurer. Vraiment, je ne vois pas…

— Mais ces œuvres révèlent l’inconscient ! Elles démontrent la validité du monde auquel je consacre ma vie. Le rêve. Le sexe. L’angoisse… Egon Schiele retourne l’âme comme un gant. Avec lui, finis les faux-semblants, les certitudes bourgeoises, les mensonges rassurants…

Jeanne avait la tête qui tournait. Elle n’avait pas mangé de la journée. Ses émotions saturaient sa perception. Et Antoine Féraud, malgré sa voix enjôleuse et sa belle gueule, avait surtout l’air d’un fou.

— Excusez-moi, dit-il plus bas, comme pour la rassurer. Je me laisse aller… Je ne me suis même pas présenté. (Il tendit la main.) Antoine Féraud.

Elle serra mollement ses doigts, l’observant de près pour la première fois. Elle découvrit un visage intense, fiévreux, mais bizarrement éteint. Féraud ne cherchait ni à frimer, ni à se cacher. Il était là, devant elle, vulnérable, débraillé, nu…

— Jeanne Korowa.

— C’est d’origine polonaise ?

— C’est le nom du bar dans Orange mécanique.

Bon Dieu, elle disait n’importe quoi. Pourquoi parler de ce film ultra-violent ?

— Mais c’est d’origine polonaise ? insista Féraud.

— Lointaine. Je veux dire : mon père était polonais, mais il est toujours resté… lointain.

Encore une information qui plombait la conversation. Elle voulait être drôle. Elle était tragique. Mais Féraud avait une façon de la contempler, de l’envelopper, qui était déjà une attention, une sollicitude.

— Vous n’avez pas l’air dans votre assiette. Vous connaissez le syndrome de Stendhal ?

— Dario Argento, chuchota-t-elle.

— Pardon ?

— Le Syndrome de Stendhal. Un film d’horreur italien. De Dario Argento.

— Je ne connais pas. Je vous parlais du syndrome psychologique. Les personnes qui souffrent d’une hypersensibilité aux tableaux. Qui s’évanouissent à la vue d’une toile.

— Le film parle de ça.

Pourquoi insistait-elle ? En flashes successifs, elle revoyait des images. Asia Argento marchant dans les rues de Rome, une perruque blonde sur la tête, prête à tuer tout le monde. Des femmes violées. Un visage arraché par une balle d’automatique…

Elle porta la main à son front et ajouta en manière d’excuse :

— Je n’ai pas mangé de la journée. Je…

Elle ne put achever sa phrase. Le bras de Féraud la soutint fermement.

— Venez. Allons prendre l’air. Je vous offre une glace.

15

L’air du dehors ne lui fut d’aucun secours. Dans le soleil couchant, les ombres des feuilles tremblaient sur le sol et elle avait l’impression que c’était sa propre perception qui se saccadait. Elle avait honte de son état. En même temps, elle se sentait secrètement heureuse d’être ainsi aidée.

Ils traversèrent l’avenue en direction du théâtre Marigny, puis achetèrent une glace italienne dans un kiosque.

— Vous voulez qu’on marche un peu ?

Elle répondit d’un signe de tête, savourant la fraîcheur de la glace, la douceur de la question. Ils avancèrent en silence vers la place de la Concorde. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas sillonné ces jardins. Les autres parcs ont toujours quelque chose d’étriqué, d’enfermé derrière leurs grilles. Les jardins des Champs-Elysées s’ouvrent au contraire à la ville, accueillent l’avenue grondante, se mélangent avec le trafic, le bruit, les gaz… On assiste à une rencontre. Une histoire d’amour entre les feuillages et le bitume, les promeneurs et les voitures, la nature et la pollution…

— Je me suis emballé, confessa Féraud. Vienne. Le début du XXe siècle… C’est ma passion. Cette période où derrière les brasseries confortables, les cafés et les strudels, tant de vérités ont jailli ! Klimt, Freud, Malher…

Elle ne pouvait pas croire qu’il remettait ça. Il était déjà lancé dans une description circonstanciée du bouillonnement intellectuel de cette époque. Jeanne n’écoutait plus. Elle profitait de sa présence, physiquement.

Ils marchaient toujours, parmi les ombres des feuillages, alors que les voitures filaient à pleine vitesse. Le soleil du crépuscule polissait chaque détail d’un vernis pourpre. Les grilles de fer, au pied des arbres, brillaient comme des cibles de feu. Jeanne n’avait pas été aussi heureuse depuis longtemps.

Féraud parlait avec passion. Elle n’écoutait toujours pas. Ce qui la touchait, c’était son enthousiasme. Son côté spontané, volubile. Et aussi sa volonté de la séduire avec ses connaissances. Place de la Concorde, il lui prit le bras.

— On tente les Tuileries ?

Elle hocha la tête. La cacophonie des voitures. La puanteur des gaz. Les fontaines de pierre et leurs éclaboussures roses. Les touristes se photographiant avec ravissement. Tout ce qui l’aurait agacée un jour ordinaire lui paraissait magique, enchanté, irréel.

— Je n’arrête pas de parler mais je ne sais rien sur vous, fit Féraud, alors qu’ils pénétraient dans les jardins des Tuileries. Que faites-vous dans la vie ?

Pas question de le faire fuir avec son boulot.

— Je suis dans la communication, improvisa-t-elle.

— C’est-à-dire ?

— L’institutionnel. Je dirige une société d’édition. Nous rédigeons des brochures, des mailings. Rien de passionnant.

Féraud désigna un banc. Ils s’assirent. La nuit s’invitait dans les jardins. Soulignant chaque détail. Donnant plus de densité aux objets. L’ombre était à l’unisson avec le cœur de Jeanne — qui se laissait aller à cette profondeur, cette gravité.

Féraud continua :

— Ce qui compte, c’est d’aimer, chaque jour, chaque minute, son métier.

— Non, fit-elle sans réfléchir, ce qui compte, c’est l’amour. Elle se pinçait déjà les lèvres d’avoir sorti une connerie pareille.

— Vous savez que vous avez une manière très particulière de dire « non » ?

— Non.

Féraud rit de bon cœur.

— Vous remettez ça. Vous tournez brièvement la tête, d’un seul côté. Sans achever votre geste.

— C’est parce que je ne sais pas dire non. Jamais complètement.

Il lui prit la main de manière très chaleureuse.

— Ne dites jamais ça à un homme !

Elle rougit. Chaque réplique était suivie d’un bref silence. Une pause où se conjuguaient gêne et plaisir. On ne lui avait pas parlé d’une manière aussi douce depuis… Depuis combien de temps ?

Elle fit un effort pour demeurer dans l’instant, dans la conversation — et ne pas sombrer dans la béatitude.

— Et vous, se força-t-elle à demander, toute cette lessive ?

— Quelle lessive ?

— Vous lavez bien le linge sale de vos patients, non ?

— On peut dire ça comme ça, oui. Ce n’est pas tous les jours facile mais mon activité est ma passion. Je vis exclusivement pour elle.

Elle prit cette phrase pour un indice positif. Pas de femme. Pas d’enfants. Elle regrettait déjà d’avoir menti. Parce qu’elle aurait pu dire exactement la même chose de son boulot. Deux passionnés. Deux cœurs libres.