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— Si vous deviez donner une seule raison à cette passion, que diriez-vous ?

— Vous psychanalysez le psy ?

Elle conserva le silence, attendant sa réponse.

— Je crois que ce que j’aime, fit-il enfin, c’est être au cœur de la mécanique.

— Quelle mécanique ?

— La mécanique des pères. Le père est la clé de tout. Son ombre fonde toujours la personnalité de l’enfant, ses actes et ses désirs. Particulièrement sur le terrain du mal.

— Je ne vous suis pas très bien.

— Prenez le cas d’un pur monstre humain. Un être qu’on ne peut qualifier d’homme tant ses actes paraissent horribles. Marc Dutroux, par exemple. Vous vous souvenez de cette histoire ?

Jeanne hocha la tête. Si Dutroux avait frappé en Ile-de-France, elle aurait peut-être instruit le dossier.

— On ne peut comprendre les actes d’un tel criminel, continuait Féraud. Il a laissé mourir de faim des petites filles dans une cave. Il les a violées. Il les a vendues. Il a enterré vivantes des adolescentes. Rien ne peut justifier ça. Pourtant, si vous fouillez son histoire, vous découvrez un autre monstre : son père. Marc Dutroux a eu une enfance abominable. Il est lui-même une victime. Dans ce domaine, les exemples abondent. Guy Georges a été abandonné par sa mère. Celle de Patrice Alègre l’impliquait dans ses jeux sexuels…

— Vous parlez cette fois de mères.

— Je parle des géniteurs au sens large. Les premiers objets d’amour pour l’enfant, père et mère confondus. Les tueurs en série n’ont qu’un seul point commun, qu’ils soient psychotiques, psychopathes ou pervers : ils ont eu une enfance malheureuse. Ils proviennent d’une confusion, d’une violence qui ne leur a jamais permis de se construire avec équilibre.

Jeanne était moins intéressée. Elle connaissait par cœur ce discours convenu qu’on lui servait à chaque fois qu’elle ordonnait une expertise psychiatrique sur un tueur. Pourtant, elle demanda :

— Mais « la mécanique des pères », qu’est-ce que ça veut dire ?

— Je vais souvent aux Assises. À chaque procès, quand on décrit le milieu familial du meurtrier, je me pose cette question : les parents de cet homme, pourquoi n’ont-ils pas été à la hauteur ? Pourquoi étaient-ils eux-mêmes des monstres ? N’étaient-ils pas, eux aussi, les enfants de parents violents ? Et ainsi de suite. Derrière chaque coupable, il y a un père déjà coupable. Le mal est une réaction en chaîne. On pourrait remonter ainsi jusqu’aux origines de l’homme.

— Jusqu’au père originel ? relança-t-elle, soudain plus intéressée.

Féraud passa son bras dans le dos de Jeanne. Sans la moindre ambiguïté, encore une fois. Malgré la gravité de leur conversation, il semblait léger, épanoui.

— Freud avait une théorie là-dessus. Il l’a expliquée dans Totem et tabou. La faute initiale.

— Adam et la pomme ?

— Non. Le meurtre du père. Freud a inventé une parabole. Il y a très longtemps, dans un passé immémorial, un homme régnait sur son clan. Un mâle dominant. Chez les loups, on dit : un mâle Alpha. Il avait la priorité sur les femmes. Ses fils, jaloux, l’ont tué et l’ont mangé. A partir de cet instant, ils ont vécu dans le repentir. Ils ont fabriqué un totem à l’image du père et se sont interdit de toucher aux femmes de leur groupe. Ainsi est née l’interdiction de l’inceste et du parricide. Nous vivons encore aujourd’hui avec ce remords enfoui en nous. Même si l’anthropologie scientifique a toujours contredit la thèse de Freud — cette histoire n’est jamais survenue dans la réalité —, il faut garder la signification du mythe. Nous portons cette faute. Ou son intention. Seule une bonne éducation nous permet de nous maintenir avec stabilité, de canaliser ces désirs enfouis. Mais au moindre dérèglement, notre violence resurgit, aggravée encore par le refoulement, le manque d’amour…

Jeanne n’était plus sûre de bien suivre, mais ce n’était pas grave. La Pyramide du Louvre brillait au loin à la manière d’un cône de cristal. Il devait être 22 heures. Elle ne pouvait croire que leur conversation ait pris une telle tournure.

— Et vous, votre père, qu’est-ce qu’il faisait ?

Cette question indiscrète lui avait échappé. Féraud répondit avec naturel :

— Cela pourrait faire l’objet d’un autre rendez-vous, non ?

— Vous voulez dire : d’une autre séance ?

Ils rirent, mais l’énergie n’était plus là. Féraud s’était retiré de leur complicité. Et Jeanne sombrait malgré elle dans la mélancolie.

— J’aimerais rentrer. (Elle recoiffa ses mèches.) Je crois que j’ai mon compte.

— Bien sûr…

Le psychiatre crut sans doute qu’elle parlait de leur conversation et de ses sujets trop graves. Mais il se trompait. Jeanne Korowa avait simplement son compte de bonheur.

16

Devant sa porte, Jeanne buta contre une enveloppe posée sur son paillasson. L’enregistrement du jour. Les séances du docteur Antoine Féraud. Elle ramassa l’objet et se dit qu’elle l’écouterait le lendemain. Elle ne voulait pas réentendre la voix du psy. Perturber ses impressions toutes récentes…

Elle se dirigea directement vers la salle de bains et plongea sous la douche dans un état second. Comme saoule. Elle n’aurait su dire précisément de quelle manière l’entrevue s’était achevée. Ils avaient échangé leurs numéros de portable. C’était tout ce dont elle se souvenait.

Elle sortit de la cabine et revêtit tee-shirt et boxer. Elle ne ressentait plus ni chaleur ni fatigue. Seulement un engourdissement. Un vide délicieux. Il ne restait plus en elle que cette sensation vague, sans contour : l’amour naissant.

Cuisine. Lumière. Pas faim. Elle se servit seulement une tasse de thé vert. Elle voulait se coucher tout de suite. S’endormir sur cette ivresse, avant que l’angoisse ne vienne tout corrompre. Elle se connaissait. Si elle veillait encore, elle commencerait à s’interroger. Lui avait-elle plu ? Allait-il la rappeler ? Quels étaient les signes, positifs ou négatifs, qui permettaient de deviner son état d’esprit ? Elle pourrait passer le reste de la nuit à analyser ainsi le moindre détail. Une vraie procédure d’instruction. Au terme de laquelle elle n’obtiendrait jamais d’intime conviction.

De nouveau, elle aperçut l’enveloppe dans l’obscurité. Elle eut envie d’entendre la voix. Sa voix. Elle s’installa dans le salon, ordinateur sur les genoux, casque sur les oreilles. Glissa le disque dans le lecteur.

Elle fit défiler l’enregistrement en mode rapide. Elle ne voulait écouter qu’une ou deux séances. Elle attrapait les premiers mots de chaque rendez-vous et décidait. Elle reconnaissait les voix, les intonations, et les petits enfers psychiques, bien conditionnés, dans lesquels chacun tournait comme un rat dans son labyrinthe.

Elle dut attendre la fin du disque pour tomber, enfin, sur un scoop.

Le père espagnol était revenu. Avec son fils.

« Je vous présente Joachim. »

Elle monta le volume dans les ténèbres. Elle comprenait que ce père et ce fils avaient visité Féraud aux environs de 18 heures. Alors même qu’elle faisait le guet dans sa voiture, devant le porche… Elle les avait donc vus entrer et sortir du 1, rue Le Goff. Aucun souvenir. Attendant un homme seul, elle n’avait prêté aucune attention au tandem.

« Bonjour, Joachim.