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— Bonjour. »

Au son de la voix, Jeanne estima qu’il avait une quarantaine d’années. Le père était donc, comme elle l’avait deviné, au moins sexagénaire.

« Vous êtes d’accord pour répondre à quelques questions ?

— Je suis d’accord.

— Quel âge avez-vous ?

— Trente-cinq ans.

— Marié ?

— Célibataire.

— Vous travaillez ?

— Je suis avocat.

— Dans quel domaine ?

— Pour l’instant, je m’occupe d’ONG implantées sur le continent sud-américain. »

Joachim parlait sans la moindre trace d’accent espagnol. Il avait donc été élevé en France. Ou il possédait un don naturel pour les langues.

« Quels sont les domaines d’activité de ces ONG ?

— Rien d’original. Nous aidons les plus pauvres. Nous soignons et vaccinons les enfants. Pour ma part, je gère les dons collectés partout dans le monde. »

Silence. Féraud prenait des notes. Joachim répondait à chaque question posément, sans précipitation ni trouble. « Avez-vous des problèmes de santé ?

— Non.

— Vous buvez ?

— Non.

— Vous prenez des drogues ?

— Jamais.

— Votre père me dit que vous subissez, disons, des crises. » Jeanne crut percevoir un rire. Joachim prenait tout cela avec légèreté.

« Des « crises ». C’est le mot.

— Que pouvez-vous me dire sur elles ?

— Rien.

— C’est-à-dire ?

— Je n’en garde aucun souvenir. Comme des trous noirs.

— C’est bien là le problème », ajouta le père. Nouveau silence. Nouvelles notes.

« Ces absences sont-elles caractérisées par l’émergence d’une autre personnalité ?

— Je vous dis que je n’en sais rien ! »

Joachim avait élevé la voix. Premier signe de nervosité. Féraud changea lui-même de ton. Plus ferme :

« Seriez-vous d’accord pour que nous organisions maintenant une brève séance d’hypnose ?

— Comme dans lExorciste ? »

L’avocat avait retrouvé son ton enjoué. Distancié. « Comme dans lExorciste. Exactement. C’est une méthode qui réserve souvent des surprises. » Nouveau rire.

« Vous pensez que je suis… possédé ? »

Nervosité et décontraction ne cessaient d’alterner. Autant du côté de Joachim que de Féraud.

« Non, fit le psy. Vos absences laissent peut-être la place en vous-même, et à votre insu, à une autre personnalité. Disons plutôt à un autre versant de votre personnalité. Sans doute pouvons-nous, ensemble, faire émerger ce visage. L’hypnose peut nous y aider. Sans le moindre danger pour vous. »

Féraud avait parlé de sa voix la plus posée. Un chirurgien avant l’anesthésie. Froissement de tissu. Joachim s’agitait sur son siège.

« Je ne sais pas…

— Joachim…, souffla le père.

— Papa, ne te mêle pas de ça ! » Silence. Puis :

« Très bien. Essayons.

— Laissez-moi tirer les stores. »

Des pas. Le cliquetis des lamelles. Grincements. Les chaises se remettaient en place. Jeanne était captivée. Elle ne cessait de penser que tout cela était survenu juste avant leur rencontre. Elle comprenait une vérité : lorsqu’elle s’était décontractée en mangeant sa glace dans les jardins des Champs-Elysées, Antoine Féraud cherchait lui aussi à se distraire. Un échange de bons procédés.

Jeanne accéléra la lecture du disque, sautant les étapes de relaxation qui préludent à toute séance d’hypnose. Joachim était maintenant en état de suggestion. Réponses lentes. Voix atone, comme appuyée, au fond du larynx, sur les cordes vocales même. Elle les imaginait tous les trois dans la pénombre. Féraud, derrière son bureau ou peut-être assis près du patient. Joachim, droit sur sa chaise, les yeux fermés ou les pupilles fixes. Et, en retrait, le père, debout. Elle n’aurait su dire pourquoi mais elle l’imaginait avec une épaisse chevelure grise ou blanche.

« Joachim, vous m’entendez ?

— Je vous entends.

— Je voudrais contacter, s’il existe, celui qui est en vous. » Pas de réponse.

« Est-il possible de lui parler ? »

Pas de réponse. Féraud monta la voix :

« Je m’adresse à celui qui vit à l’intérieur de Joachim. Réponds-moi ! »

Jeanne nota que Féraud était passé au tutoiement. Sans doute pour distinguer ses deux interlocuteurs. Joachim et l’intrus. Dernière tentative, plus calme : « Comment t’appelles-tu ? »

Courte pause. Puis une autre voix retentit dans la pièce : « Tu n’as pas de nom. »

Ce timbre la fit sursauter. Une inflexion métallique, grinçante, vrillée. Ni homme ni femme. Peut-être un enfant. Quand elle passait ses vacances à la campagne, dans le Perche, avec sa sœur, les deux filles se bricolaient des talkies-walkies à l’aide de boîtes de conserve reliées par une ficelle. Le son qu’elles obtenaient au fond du cylindre de métal était le même que celui-ci. Une voix de fer. Une voix de corde.

« Comment t’appelles-tu ? »

Le père chuchota :

« La « chose » ne dit jamais « je ». La chose parle toujours à la deuxième personne.

— Taisez-vous ! » Féraud s’éclaircit la gorge : « Quel âge as-tu ?

— Tu n’as pas d’âge. Tu viens de la forêt.

— Quelle forêt ?

— Tu vas avoir très mal.

— Que cherches-tu ? Que veux-tu ? » Pas de réponse.

« Parle-moi de la forêt. »

Raclement de fer. Un ricanement peut-être.

« Il faut l’écouter. La forêt des Mânes.

— Pourquoi l’appelles-tu comme ça ? » Pas de réponse.

« Cette forêt, tu l’as connue quand tu étais enfant ?

— Cette forêt, tu l’as connue quand tu étais enfant ? » Le père intervint encore une fois, à voix basse :

« C’est sa façon de dire « oui », je l’ai remarqué. La « chose » répète la question. »

Féraud ne releva pas. Jeanne l’imaginait concentré sur Joachim. Sans doute penché vers lui, les deux mains sur les genoux.

« Décris-la-moi.

— La forêt, elle est dangereuse.

— Comment ça ?

— Elle te tue. Elle te mord.

— Dans la forêt, tu as été mordu ?

— Dans la forêt, tu as été mordu ?

— Quand tu apparais, au fond de Joachim, qu’est-ce que tu lui demandes de faire ? »

Silence.

« Tu veux te venger de la forêt ? » Silence.

« Réponds à ma question. » Silence.

« Réponds, c’est un ordre ! »

Nouveau raclement. Peut-être un rire. Ou un rot. La voix de l’enfant monta de quelques notes et partit dans une psalmodie rapide :

« Todas las promesas de mi amor se irán contigo / Me olvidarás, me olvidarás / Junto a la estacion lloraré igual que un niño, / Porque te vas, porque te vas, / Porque te vas, porque te vas… »

Féraud tenta de l’interrompre mais l’homme-enfant reprenait toujours la même litanie, sans respirer :

« … se irán contigo / Me olvidarás, me olvidarás / Junto a la estacion lloraré igual que un niño, / Porque te vas, porque te vas, / Porque te vas, porque te vas… »