— Tu as vérifié les éléments que je t’avais demandés ?
— Tu avais raison sur un seul point : le tueur a volé du liquide amniotique dans les laboratoires Pavois.
— Et mon autre question ?
— Tu t’es trompée. On a les analyses ADN : le tueur est un homme. Le même à chaque fois, bien sûr.
C’est un homme, pensa Jeanne, et je connais son prénom…
— L’ADN, il ne nous apprend rien ?
— Certainement pas son identité. Le mec n’est pas fiché, comme on pouvait s’y attendre.
— Il ne souffre d’aucune anomalie génétique ? Une particularité ?
— Que dalle, un profil standard. Rien à signaler.
— C’est tout ?
Taine soupira et se décolla du mur pour commencer à faire les cent pas.
— C’est tout, répondit le juge entre ses dents. Et c’est peu. Pas la queue d’un indice. Pas d’images, pas de témoins. Personne n’a jamais vu l’une des victimes avec un mec suspect. Ni même un inconnu. Aucune trace de contacts. Ni téléphone, ni Internet. Ce mec, c’est l’homme invisible. Il s’est matérialisé, a commis son sacrifice, s’est dématérialisé. (Taine claqua des doigts.) Comme ça.
— Vous avez vraiment fouillé la vie des victimes ?
Le magistrat fit face à Jeanne, mains dans les poches. Il était à contre-jour mais ses yeux brûlaient d’une lumière intense.
— Qu’est-ce que tu crois ? Reischenbach a retourné le quotidien des filles. Cartes bleues. Chéquiers. Appels des portables. On a même checké leurs itinéraires en Vélib grâce à leur abonnement. Il n’y a rien. On n’a que des certitudes a contrario. Elles ne se connaissaient pas. Et elles n’ont pas croisé le tueur, avant le meurtre.
— C’est sûr ?
— En tout cas, elles n’ont rencontré personne en commun durant les six derniers mois. D’ailleurs, les deux avaient une vie sociale plutôt réduite. La première était casée. Avec un instit d’origine viet. L’autre sortait d’un divorce. Un mariage de deux ans. Sans enfant. Et elle était maquée avec le gros du labo.
— Vous avez interrogé l’ex-mari ?
— Jeanne, tu me parles d’éléments ordinaires. Ces meurtres sont d’une autre dimension. Quelque chose de totalement extraordinaire, tu piges ?
Elle pigeait, oui. La forêt, elle te mord…
— Tout nous pousse vers un tueur organisé. Malgré le carnage des scènes de crime, il a la tête froide. Il a repéré sa victime. Il l’a observée. Il l’a traquée jusqu’à la surprendre au juste moment. Tout ça pour des raisons connues de lui seul.
— C’est impossible que vous n’ayez rien. Taine alla s’adosser près des boîtes aux lettres.
— OK, fit-il. Juste un détail.
— Quel détail ?
— L’autisme.
— Explique-toi.
— J’ai eu des précisions sur le boulot de la première victime, Marion Cantelau. Son institut accueille exclusivement des enfants souffrant de TED, troubles envahissants du développement. Ce qui désigne le plus souvent le syndrome de l’autisme.
— Où est le lien avec la deuxième victime, Nelly Barjac ? demanda-t-elle avec candeur. Ou avec le tueur ?
— Avec Barjac, je ne sais pas. Mais les mains inversées du meurtrier constituent un symptôme possible de l’autisme. Il marche à quatre pattes et tourne ses paumes vers ses pieds.
Il y avait d’autres symptômes. La voix de Féraud, encore : « L’inversion pronominale. La répétition des questions. La répétition écholalique. Même son visage : vous avez remarqué qu’il s’est déformé quand l’autre a parlé… »
Sans le savoir, Taine était sur la piste de Joachim.
La chose à l’intérieur de lui…
— Quelle est ton idée ? demanda-t-elle.
— Pas d’idée. Je me suis renseigné : l’hypothèse d’un tueur autiste ne tient pas debout. Il ne serait pas suffisamment structuré pour élaborer de tels meurtres. Et surtout, un malade de ce type peut être violent s’il se sent menacé mais il ne peut tuer avec préméditation.
— Il pourrait exister un rapport avec les amniocentèses ?
— Non. Les laboratoires Pavois ne peuvent détecter de telles anomalies génétiques. Rien ne dit même que l’autisme soit lié à un problème de gènes. Les spécialistes ne sont pas d’accord.
— Revenons à la première victime. Ton idée, c’est que le tueur a séjourné dans l’institut quand il était enfant ?
— Ouais. Mais, là encore, c’est l’impasse. Notre client est un adulte. Il aurait donc été interné il y a au moins vingt ans. Le centre n’existait pas à cette époque.
Taine tapota les boîtes aux lettres. Elles étaient en bois et rappelaient les refuges pour oiseaux qu’on place dans les jardins.
— Et les inscriptions ?
— Pas de nouvelles des experts. Mais je n’espère rien de ce côté-là. Le mec s’est inventé un néo-langage. Un truc qui ne veut rien dire. Même si ces signes rappellent un alphabet.
— Attends l’avis des spécialistes. Taine haussa les épaules.
— Je n’ai rien d’autre à faire.
Il recommença à faire les cent pas. D’une façon moins nerveuse, moins décidée. On rentrait dans l’espace de la méditation. Des sensations confuses. Le stade impressionniste.
— Mon feeling, confia-t-il enfin, c’est qu’il plane une atmosphère commune sur tout ça. Un retour aux temps primitifs. Une régression humaine. Les scènes de crime évoquent un rite sacrificiel. Les lieux — des parkings, des sites souterrains —, des cavernes. En ce sens, l’atelier d’aujourd’hui colle avec le reste.
— Pourquoi ?
— Tu verras par toi-même. Un autre détail. Selon le légiste, les os des victimes ont été dépecés avec un silex. Ou un instrument de pierre. Il a aussi fracturé les os pour en sucer la moelle. Notre mec se prend vraiment pour un homme préhistorique, tendance cannibale. Ce qui établit un lien avec la spécialité de Francesca Tercia, la sculptrice. Tout nous ramène à quelque chose d’archaïque, d’immémorial. Même l’autisme peut être considéré comme une régression…
Jeanne eut un élan d’impatience :
— Bon. On y va ?
Taine demanda avec un sourire féroce :
— Tu aimes ça, hein ?
— Quoi ?
— La viande froide. Jeanne se braqua :
— Pas plus qu’une autre.
— Tu parles. Allez, viens.
— Non. Attends. Tu veux dire que je suis une charognarde ? Taine revint sur ses pas. Son sourire s’était nuancé de tendresse.
— Tu n’as pas remarqué que tu étais légèrement… lugubre ?
— Lugubre ? Pas du tout.
— Disons que tu n’es pas une marrante.
— J’ai mes moments.
— Je parie que tu ne connais même pas une histoire drôle.
— J’en connais. Plein.
— Je t’écoute.
Jeanne réfléchit en mesurant l’absurdité de l’instant. Au seuil d’une scène de crime, elle se creusait le citron pour trouver une bonne blague à raconter. Mais elle voulait prouver à ce con qu’elle n’était pas ce dont elle avait l’air. Une juge assoiffée de sang. Une femme seule. Une paumée aux idées noires. Une gamine traumatisée, qui comptait toujours au fond de son crâne, dans la forêt de silence…