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Plus question de jouer aux madones des musées ni aux amoureuses effarouchées.

Place à la loi et au châtiment.

22

Dès le lendemain matin, elle comprit que rien n’était possible. Interroger Antoine Féraud : impossible. Il se réfugierait derrière le secret médical. Lui avouer son vrai métier : impossible. Elle le perdrait à jamais. Lui révéler qu’elle avait fait équiper son cabinet de micros pour cause de détresse amoureuse, IMPOSSIBLE.

Restait l’autre solution : tout balancer à Taine et passer le relais. Hormis la honte qu’elle éprouverait à avouer sa combine lamentable — les micros planqués, son statut de fille larguée — et sa perversité — passer ses nuits à écouter les secrets des autres —, sa confession ne servirait à rien. Taine ne pourrait pas convoquer Féraud. Il ne pourrait faire valoir aucune transcription d’écoute. Pour une raison simple : CES ENREGISTREMENTS ÉTAIENT ILLÉGAUX.

Jeanne attrapa son portable pour regarder l’heure. 10 h 20. Dimanche 8 juin 2008. Elle se frotta le visage. Gueule de bois chimique. La veille au soir, elle avait fouillé ses fonds de tiroir pour trouver de quoi s’assommer. Xanax. Stilnox. Loxapac. Le sommeil l’avait couverte comme un linceul de plâtre qui s’était rapidement solidifié. Maintenant, elle ouvrait les yeux avec difficulté, faisant craquer une croûte imaginaire sur ses paupières.

Elle se leva avec difficulté et se dirigea vers la cuisine, une terrible migraine collée à ses pas. Un Doliprane 1000. Un Effexor. Un café. Non, un thé. La chaleur était de retour. Une touffeur qui saturait déjà le moindre interstice de l’appartement. Bouilloire. Feuilles de Yunnan. Théière… Au fil de ses gestes mécaniques, elle se répétait qu’elle ne pouvait rien faire. Absolument rien.

Sauf, peut-être, une chose…

Elle posa sa tasse et sa théière sur un plateau et retourna dans le salon. Elle se lova dans le canapé et mit au point une stratégie. Elle pouvait jouer l’innocence. Rappeler Féraud. Le revoir. Bavarder avec lui, en toute candeur. L’aiguiller sur la série de meurtres. Mais à quel titre ? Elle était censée travailler dans une boîte de communication. Pourquoi serait-elle au courant de ces meurtres ? Et pourquoi le psychiatre lui donnerait-il son avis ? Ils se connaissaient à peine.

Elle réfléchit encore. Le soleil éclaboussait les rideaux clairs. La lumière dévorait tout. Un flamboiement qui portait déjà la matinée à un seuil d’incandescence incroyable. La journée promettait d’être irrespirable.

Jeanne se souvint que les médias étaient présents sur les lieux du crime. Elle attrapa son ordinateur. Se connecta à Internet. Le Journal du Dimanche. En une de l’édition du 8 juin : « Meurtre barbare dans le Xe arrondissement. » Jeanne acheta le numéro via sa carte bleue. Téléchargea les pages. A la rubrique « Faits divers », page 7, le crime de la rue du Faubourg-du-Temple était décrit dans ses grandes lignes. Le journaliste ne savait rien, ou presque. Il ne parlait pas des meurtres précédents ni du cannibalisme. Ces éléments seraient révélés le lundi matin, lors de la conférence de presse du procureur.

Antoine Féraud avait-il lu cet article ? Avait-il entendu les news à la radio le matin ? Si oui, avait-il fait le lien avec Joachim, le fils de son patient ? Elle décida d’improviser. Composa son numéro. Répondeur. Elle raccrocha sans laisser de message. Et Taine ? Elle l’appela. Répondeur aussi. Cette fois, elle parla :

— C’est Jeanne. Il est midi. Rappelle-moi dès que tu as du nouveau.

Il n’y avait plus rien à faire. Excepté de regarder passer le dimanche, avec sa monotonie désespérante. Pour s’occuper, elle attrapa son ordinateur portable et se repassa les deux séances cruciales. La première, avec le père en solo : Un autre homme est à l’intérieur de lui… Un enfant qui a mûri à l’intérieur de mon fils. Comme un cancer… La seconde, avec Joachim en personne : La forêt, elle te mord… Toujours aussi terrifiant, mais rien à comprendre de plus. Pas le moindre indice à pêcher.

13 heures. Nouvel appel à Antoine Féraud. Répondeur. Cette fois, Jeanne laissa un message, de sa voix la plus neutre. Elle lui demanda simplement de la rappeler. En coupant, elle se mordit les lèvres. Le psy avait sans doute autre chose à foutre aujourd’hui que de batifoler avec elle. Il devait rechercher l’Espagnol et son fils dans tout Paris, pour les convaincre de se rendre à la police…

Elle partit sous la douche, envisageant enfin la vraie corvée du dimanche. Inéluctable. La visite à sa mère dans son institut médicalisé. Deux dimanches qu’elle n’y était pas allée, s’inventant des excuses pour éviter l’expédition jusqu’à Châtenay-Malabry. Ces prétextes, ce n’était pas pour sa mère — elle ne comprenait plus rien depuis longtemps —, mais pour elle-même. Elle avait toujours considéré qu’elle lui devait ces visites.

Elle déjeuna debout dans sa cuisine. Un bol de riz blanc. Des tomates cerises. Elle haïssait ce genre de journées. Les secondes, les minutes, les heures s’accumulaient jusqu’à former une pure stalactite de solitude. Elle ne parlait pas. Refusait de mettre la radio ou la télé. Ses pensées se dilataient, s’amplifiaient jusqu’à résonner dans tout l’appartement. Elle avait l’impression de devenir folle. D’entendre des voix. A moins, tout simplement, qu’elle ne parle toute seule, comme une vieille.

Un jour, elle avait vu un documentaire sur une chaîne anglaise à propos du célibat dans les villes. Une quadragénaire, assise dans sa cuisine, s’adressait à la caméra :

« A partir de quel moment peut-on parler de vraie solitude ? Quand on commence à craindre l’arrivée du week-end dès le jeudi. Quand on organise son samedi entier autour d’une expédition au supermarché. Quand le contact de la main d’un collègue de bureau suffit à vous troubler pour la soirée… »

Jeanne frissonna en rangeant son bol dans la machine à laver.

14 heures. Toujours pas d’appel. Ni de Féraud, ni de Taine. Elle tenta d’ouvrir un livre. Impossible de se concentrer. Fit une sieste, merci les somnifères, différant encore le moment du départ. Elle se réveilla à 15 h 30. L’esprit froissé comme un papier gras. Elle attrapa ses clés de voiture, son iPhone. Verrouilla son appartement. Et respira un bon coup.

Porte d’Orléans. Nationale 20. Gentilly. Arcueil. Cachan… Les noms de villes se succédaient mais le paysage restait le même.

Banlieue poussiéreuse. Immeubles crasseux. Platanes effeuillés qui peinaient sous le soleil à jouer leur rôle habituel de cache-misère. Au carrefour de la Croix-de-Berny, les autoroutes apparurent. Des ponts. Des rampes d’accès. Des noms de villes plus lointaines encore. Et dessous, une mer de toits coagulés, de pavillons en meulière. Tout cela semblait cuire au fond d’une poêle grise.

Après plusieurs kilomètres, elle trouva l’avenue de la Division-Leclerc, à Châtenay-Malabry. L’institut Alphedia se situait au bout. Un bâtiment moderne, terne et sans couleur, qui évoquait un hôtel d’autoroute de troisième zone. Une mention sous les néons précisait « Résidence de repos » mais le lieu tenait plutôt de la décharge humaine. Mi-asile de fous, mi-mouroir.

Dans le hall, les habituels grabataires prenaient le soleil à travers les vitres sales. Immobiles, les yeux fixes, le visage si ridé qu’il ressemblait à une pelote de ficelle. Ils ne voyaient plus. Ne pensaient plus. Jeanne avait toujours pensé que le gâtisme, la maladie d’Alzheimer et tous ces troubles de la lucidité étaient des cadeaux du ciel pour ne pas voir la mort approcher. Le bonheur, à cet âge, c’était de ne plus savoir compter. Ni les années. Ni les jours. Ni les heures. Un état végétatif, où chaque seconde était une vie.