Elle prit l’escalier de service et monta les étages quatre à quatre. Elle jaillit au deuxième étage, évita de regarder les morts-vivants dans la salle de télévision puis fonça tête baissée dans la chambre de sa mère.
Couleurs atroces. Matériaux au rabais. Bibelots intimes visant à personnaliser le lieu. Chaque fois qu’elle pénétrait ici, Jeanne songeait aux pharaons qui se faisaient inhumer avec leurs objets familiers et leurs esclaves. Le tombeau, c’était cette chambre. L’esclave, c’était elle.
— Salut, maman ? Ça va ?
Elle ôta sa veste sans attendre de réponse. Redressa sa mère, poids plume, visage de pierre. La cala contre les oreillers. La vieille femme ne la voyait pas. Et d’une certaine façon, Jeanne ne la voyait pas non plus. Des années qu’elle venait ici. Tout juste constatait-elle le terrain gagné par la mort. Un kilo en moins. Un affaissement de chair. Une saillie d’os…
Jeanne s’assit et scruta la vue par la fenêtre. Tilleuls et sapins se disputaient le cadre. Même ces arbres semblaient contaminés par la décrépitude et la misère. Elle prit conscience de la puanteur de la chambre. Odeurs de bouffe, d’urine, de médicaments. Elle n’eut pas l’idée d’ouvrir la fenêtre. A quoi bon ? Dehors, les mêmes relents devaient planer. A elle de s’adapter. Comme les alpinistes font des paliers à mesure qu’ils gagnent de l’altitude.
Du temps passa. Elle ne bougeait plus. Elle n’avait pas allumé la télé — les émissions du dimanche après-midi l’auraient achevée. Elle ne regardait pas non plus cette petite chose grise enfouie sous des couvertures trop épaisses. La chaleur lui paraissait insupportable et la présence de cette mourante emmitouflée renforçait encore son malaise.
Derrière le calme apparent de la scène, le combat avait commencé. Jeanne s’efforçait de tenir à distance ses souvenirs. Ses regrets. Ces années passées avec cette femme qui n’avait cessé de dépérir depuis la mort de Marie. Son internement en centre spécialisé alors que Jeanne intégrait la fac. Puis ce rendez-vous rituel, épuisant, inutile, chaque dimanche, au gré des années et des instituts. Un point de repère pourtant. Un pôle de sa vie. Même si c’était chaque fois pour ressortir un peu plus attaquée, un peu plus émiettée…
Une heure s’était écoulée. Elle décida que c’était bon, qu’elle s’était acquittée de son devoir. Surtout, il fallait fuir avant l’heure du « dîner ». 17 heures. Le tableau de ces lèvres édentées avalant de la bouillie pour bébés avait la violence des toiles de Bruegel, où rire et terreur se frottent en un contraste d’épouvante. Salut, maman. Deux baisers, sans respirer. Les couvertures bordées. La porte. Le soulagement.
Restait la dernière épreuve.
En face de l’institut, un bar-tabac ouvert le dimanche accueillait tous les accros de la clope de la banlieue Sud. Cette file d’attente de gens chiffonnés, dépareillés, fébriles à l’idée de se ravitailler, la rendait malade à chaque fois. Au fond du bar, elle discernait les poivrots accrochés au zinc. Elle songeait à des cafards, des cloportes, des mille-pattes se terrant sous une pierre.
Mais surtout, à quelques mètres de là, un kiosque à journaux fermé exhibait des publicités pour des magazines pornos. Hot-Video. Penthouse. Voyeur… Ces images-là l’achevaient. Des aplats de chair maculés de poussière et de pollution. Des corps gras, blêmes, censés éveiller un désir plus blême encore.
Jeanne chercha ses clés de voiture. Les filles des affiches la fixaient, exhibant leurs seins lourds, leurs bouches huileuses, leurs hanches épaisses. Elle ouvrit sa portière. Voulut entrer dans sa Twingo sans les regarder mais elle eut tout de même un bref coup d’œil. Trop tard. En accéléré, elle vit leurs rêves de gloire s’effondrer — cinéma, télévision, mannequinat — jusqu’à atterrir dans ces revues X. Elle vit leurs corps se flétrir, se gonfler d’enfants nés d’hommes de passage, leur âme se pourrir à coups d’espoirs déçus, de chagrins étouffés, d’années amères… Ces femmes sur les affiches, c’était la femme en général. Le condensé de notre destin. Aimer. Espérer. Procréer. Pourrir. Jusqu’à finir dans un de ces instituts avec au bout, enfin, la mort. Sans lucidité ni conscience.
Jeanne verrouilla ses portes. Démarra en trombe. Elle pleurait comme elle aurait hurlé. Ou vomi. Elle poussa la radio à fond. Chercha une fréquence. S’arrêta sur A ma place. Axel Bauer et Zazie. Un tube âpre, puissant, tragique. « Je n’attends pas de toi que tu sois la même. Je n’attends pas de toi que tu me comprennes… »
Aux abords de Paris, elle se sentit mieux. Rive gauche. Platanes rutilants. Beauté hausmanienne. Même sa solitude, sa détresse prenaient ici un visage différent… Sur le boulevard Raspail, elle songea à son portable. Elle l’avait coupé durant son périple. Elle pressa le clavier. Elle avait un message.
Pas un appel de Féraud.
François Taine.
Elle colla le combiné à son oreille. La sueur et les larmes poissaient encore sa peau.
— Jeanne ? Faut que je te voie. J’ai découvert un truc incroyable. Une convergence entre les victimes. Ça rejoint ta théorie. Il ne les choisit pas au hasard. Pas du tout. Il a un plan !
Jeanne entendait deux voix en même temps. Le débit de Taine, mais aussi l’accent espagnol du père de Joachim : « C’est une mosaïque, vous comprenez ? Chaque pièce apporte sa part de vérité. »
— Viens chez moi vers 22 heures, continuait le juge. 18, rue Moncey. Je t’envoie le code par SMS. Je dois d’abord aller chercher un truc chez Francesca Tercia, la troisième victime. Tu vas voir. C’est dingue !
Jeanne coupa la connexion. Soudain très calme. Et même glacée. Elle s’était arrêtée au coin du boulevard Raspail et du boulevard Montparnasse. 18 heures. Tout le temps qu’il fallait pour prendre une douche. Se préparer. Et méditer en regardant le jour tomber.
Elle serait prête quand elle irait voir Taine. Elle serait pure pour recevoir la vérité nue.
23
La rue Moncey se situe dans les hauteurs du IXe arrondissement. A 21 h 30, Jeanne montait déjà la rue de Clichy. Dès le croisement avec la rue d’Athènes, elle eut un mauvais pressentiment. Une noirceur particulière du crépuscule. Une odeur de brûlé, venue de nulle part. Plusieurs camions de pompiers la dépassèrent dans un hurlement de sirène. Elle murmura sans réfléchir :
— François…
A hauteur de la rue de Milan, elle obtint confirmation. La nuit avait vraiment changé de texture. Plus sombre. Plus dense. Un parfum de destruction tournait dans l’air. La circulation était stoppée. Jeanne parvint à se glisser dans la rue de Milan et se gara sur un bateau. Elle attrapa sa carte tricolore dans son sac. Courut vers la rue Moncey — par chance, elle avait enfilé un jean et chaussé des Converse.
Des riverains se tenaient sur le seuil des immeubles. Des conducteurs sortaient de leur bagnole pour voir ce qui se passait. Des flics maîtrisaient la foule alors que des fourgons bloquaient la rue. Jeanne courait toujours. Elle brandit sa carte. Passa le premier barrage. Longea des camions de pompiers. Passa un second barrage et tourna dans la rue Moncey.
Son cœur s’emballa. Les flammes jaillissaient du dernier étage d’un immeuble situé au milieu de la rue. Le 18, à tous les coups. Elle recula sous un porche et faillit vomir, prise de panique.
Elle attendit quelques secondes et reprit sa route, déjà suffoquée par la fumée. La nuit s’épaississait en un brouillard noir. Des craquements orange perçaient dans l’atmosphère voilée. Un angle rouge. Des chromes blancs. Une silhouette postée au cul d’un camion. Elle appela. Aucun son ne sortit de sa gorge. Elle frappa l’épaule du pompier.