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Il n’avait pas vingt ans. Jeanne tendit encore sa carte. Un tel geste ne signifiait rien en cet instant, mais les couleurs françaises font toujours leur effet. Et elle avait suffisamment étudié de dossiers d’incendies criminels pour bluffer :

— Jeanne Korowa, magistrate.

— Magis… ?

— Qui est le chef d’agrès ?

— Le commandant Cormier.

— Où est-il ?

Le môme hurla pour couvrir le bruissement des lances à eau :

— Dedans, j’crois.

— Y a des victimes ?

Chaque mot lui brûlait la gorge. Le pompier eut un geste vague.

— On sait pas. Le feu a pris au dernier étage.

— L’adresse, c’est bien le 18 ?

— Ouais.

— Tout le monde a été évacué ?

Le môme ne put répondre. Une explosion venait de secouer la rue. Des parcelles de feu retombèrent sur la chaussée. Des débris de verre fusèrent sur le trottoir et le toit du camion avec une violence de grêle. Par réflexe, Jeanne s’arc-bouta et s’accrocha au pompier.

— Faut pas rester là, m’dame !

Elle ne répondit pas. Les yeux exorbités, elle fixait la façade ravagée par les flammes. Des nuages noirs s’élevaient des fenêtres éventrées. Des crêtes jaunâtres mordaient les chambranles. Des volées de cendres, de particules, de flammèches s’échappaient par spasmes. Le dernier étage, invisible, était noyé sous les vapeurs sombres. L’étage de François…

Jeanne chercha du regard les rescapés de l’immeuble. Elle les vit, plus loin, groupés, apeurés, près d’une ambulance, alors que des blouses blanches leur prodiguaient les premiers soins. Pas de Taine. Ses pensées s’entrechoquaient. Elle était allée une fois chez le juge. Il avait aménagé ses combles et transformé son appartement en duplex. Son bureau était situé sur une mezzanine sans fenêtre, qu’on ne pouvait atteindre que de l’intérieur. Il avait peut-être été surpris là-haut par les flammes. Les pompiers n’avaient aucun moyen de connaître ce recoin — un étage dans l’étage…

Elle baissa les yeux et aperçut la ligne de vie, la corde reliant les camions aux équipes de pompiers en opération. Elle bouscula le bleu et suivit le lien. La corde la guida jusqu’au camion suivant. Elle pataugeait dans les flaques. Chaque respiration était une souffrance. Au pied du 18, une escadrille d’hommes s’attaquait toujours aux murs palpitants, braquant leurs lances en faisceaux croisés.

Jeanne ouvrit les battants du camion. Elle trouva une veste, un casque, des gants, des bottes. Sans réfléchir, elle s’équipa. Elle avait effectué un stage auprès des sapeurs-pompiers de Paris. Toujours sa volonté d’envisager les faits du point de vue technique. Des souvenirs lui revenaient. Mais pas tous. Elle ne savait plus fermer son casque, dont elle avait rabattu la visière et le protège-nuque. En revanche, elle se rappelait l’importance du masque respiratoire. Elle agrippa une bouteille d’air. L’endossa tête en bas. Encastra le détendeur au creux du casque. Régla le système en légère surpression. Pour finir, elle boucla autour de sa taille une ceinture. Piolet. Hache. Extincteur. Un pompier parmi d’autres.

Elle courut vers l’immeuble dans l’indifférence générale. En se disant : C’est fou, c’est fou, c’est fou… Puis sa voix intérieure s’éteignit au profit des seules sensations. Sa veste de cuir pesait des tonnes. L’oxygène asséchait sa bouche. La chaleur était partout. Elle leva les yeux. Sa visière ruisselait d’eau qui retombait en gerbes cinglantes. Le feu avait gagné tous les étages. Les fenêtres du troisième et du quatrième crachaient des flammes hautes de plusieurs mètres, alors que les vagues de flotte paraissaient impuissantes à éteindre quoi que ce soit.

Elle plongea dans l’immeuble. Ne vit rien. Avança tout de même. Repéra, vaguement, les boîtes aux lettres sur sa droite. Elle ne ressentait aucune angoisse. Son équipement lui donnait l’impression d’être invincible. Elle atteignit la cage d’escalier. Un tourbillon de fumée, aussi épaisse que du goudron, saturait tout. Craquements et mugissements résonnaient dans la spirale. Elle bouscula des pompiers. Attaqua les marches. Premier étage.

Son regard chassa de droite à gauche sur le palier. Les débris enflammés chutaient des étages supérieurs et révélaient la tourmente par éclairs. Elle monta encore. Suivant toujours la ligne de vie et les tuyaux qui serpentaient vers les hauteurs.

Deuxième étage.

Toujours pas de flammes. Seulement les ténèbres. L’air comprimé lui glaçait les poumons. Elle trébuchait. Tâtonnait. Mais montait toujours.

Troisième étage.

Enfin, le feu. Des portes fissurées. Du bois rongé, consumé, torturé par l’incendie. Aucun pompier. Elle ne voyait plus la ligne de vie ni les tuyaux. A tâtons, elle longea la rampe. Les marches lui paraissaient moins solides. Friables. Elle montait le plus vite possible, de peur que tout s’écroule.

Quatrième étage.

Trois seuils ouverts, cernés de flammes. Les hommes étaient là. Une équipe dans chaque appartement, en lutte contre les foyers. Jeanne remarqua qu’il n’y avait plus de rampe. Le palier était ouvert sur le vide.

Taine habitait encore plus haut. Jeanne plongeait vers les marches suivantes quand une lueur aveuglante explosa. Les flammes jaillirent de partout à la fois. Revenant sur elles-mêmes en sifflant. Jeanne pivota, tomba, s’écrasa sur les fesses. La seconde d’après, des pompiers sortaient de l’appartement à sa gauche, propulsés par le brasier. L’un d’eux, aux prises avec des fragments embrasés, reculait dans le vide.

Sans réfléchir, Jeanne détendit les jambes. Attrapa l’homme par la manche alors qu’il basculait. Elle n’avait aucune force mais il lui suffit de se laisser tomber en arrière sans lâcher prise pour infléchir sa chute et faire revenir le pompier vers elle. Ils s’écroulèrent tous les deux dans l’escalier.

Arc-boutée dans la fournaise, Jeanne serrait la veste de l’homme. Il avait encore les pieds dans le vide. Ses propres talons s’enfonçaient dans le tapis carbonisé et les lattes du parquet rougeoyantes. Des faisceaux de lampe jaillirent. Elle aperçut le grade cousu sur la veste. Un capitaine. Ou un commandant. Des mains gantées les atteignirent. Des visières, laquées comme du mercure fondu, tranchèrent la fumée.

Jeanne s’extirpa de la mêlée. Se retourna. Monta à quatre pattes les dernières marches. Et atteignit enfin, comme un avion rejoint le soleil au-dessus des nuages, l’incendie dans toute sa véhémence.

Cinquième étage.

Des flammes, partout. Montant des parquets. Léchant les murs. Dévorant le plafond. Le masque de Jeanne prit feu. Elle l’arracha. Largua sa bouteille d’air. Écrasa la porte du centre et plongea dans l’embrasure, un bras sur le visage. L’appartement de Taine n’était plus qu’une jungle incandescente.

Elle s’avança, la face enfouie dans sa manche, tentant de se remémorer la topographie des lieux. Elle traversa le vestibule. Découvrit le salon submergé par une houle de feu. Jeanne prit peur, recula, chuta en arrière.

Quand elle voulut se relever, elle le vit.

Sur la mezzanine, François Taine se débattait dans la fournaise. Il n’était pas seul. Il luttait contre un petit homme qui le retenait parmi les flammes. Elle tenta de crier. Une goulée brûlante s’engouffra dans sa gorge et lui fit aussitôt fermer les lèvres.