Выбрать главу

Elle recula encore, horrifiée.

Plissa les yeux afin de mieux voir la scène.

L’ennemi de Taine était un homme nu, de taille réduite. Peut-être un enfant. Corps noir et crochu. Sa chevelure crépitait en mèches rougeoyantes. Il avait un crâne démesuré partant vers l’arrière, à la manière des aliens des films de science-fiction. Il ne paraissait pas ressentir les brûlures. Il maintenait sa victime dans le feu comme un apnéiste aurait noyé un nageur, l’emportant vers les grands fonds.

Jeanne pensa « Joachim » quand le monstre tourna la tête dans sa direction. Elle resta pétrifiée. L’adolescent difforme la fixait de ses yeux crépitants, indifférent au brasier qui les engloutissait, lui et Taine. Son visage, comme dégraissé par l’incendie, révélait un crâne noir, des angles et des reliefs rappelant nos origines simiesques.

Jeanne tendit le bras. A cet instant, la mezzanine s’effondra, engloutissant les deux silhouettes dans un tonnerre de crépitements.

Elle ne vit rien d’autre.

Elle sentait seulement qu’on la tirait vers l’arrière.

24

— Vous êtes réveillée ?

Un médecin se tenait sur le seuil de la chambre. Blouse blanche. Mains dans les poches. Un nom épingle sur le torse — elle ne parvenait pas à le lire. Il s’approcha et se posta face à son lit. Grand sourire. Une bonne bouille reflétant la plus pure franchise derrière de grosses lunettes d’écaillé.

— Comment vous sentez-vous ?

Jeanne tenta de répondre, mais ses lèvres restèrent collées. Elle se sentait vide, une chambre à air dégonflée. Elle poissait d’une sueur sèche qui avait dû couler durant toutes ces heures de cauchemar. Elle cligna plusieurs fois des paupières. Les objets se mirent en place autour d’elle. Lino au sol. Casier en fer. Store baissé. Lit vacant à ses côtés. Une chambre d’hôpital standard.

Enfin, elle parvint à dire :

— Ça va.

Ces seules syllabes lui firent mal. Ses cordes vocales lui paraissaient carbonisées.

— Vous avez eu une chance extraordinaire, fit le toubib.

La réflexion lui parut ironique. Elle n’avait aucun souvenir de la manière dont on l’avait évacuée. Elle avait perdu connaissance. On l’avait transférée ici. Le jour était maintenant levé derrière les stores. Et voilà.

— Vous avez seulement subi un début d’asphyxie, ajouta le médecin. Vous n’avez même pas été brûlée. Vos poumons vont se décrasser tout seul. On m’a dit que vous étiez juge…

— C’est ça.

— Si vous voulez vous recycler un jour, vous pourrez faire sapeur-pompier.

— Et François Taine ?

— Qui ?

— L’homme que j’ai voulu sauver. Dans l’appartement.

Le médecin replaça ses montures d’un geste. Son expression changea. Mine d’auguste triste. Sourcils en berne.

— Ils n’ont rien pu faire, paraît-il.

Sans surprise, Jeanne encaissa la nouvelle. Elle n’avait donc pas rêvé.

— Maintenant, vous devez vous occuper de vous, reprit le docteur. Les miraculés ont un devoir envers eux-mêmes.

— Quand je pourrai sortir ?

— Dans quelques jours. Vous êtes sous observation. (Il tapota sa poitrine.) Les poumons.

Jeanne ne répondit pas. Le médecin traduisit ce silence :

— Et surtout, ne me faites pas le coup de la cavale. La magistrate impatiente de reprendre son boulot. Ce genre de trucs, c’est bon pour le cinéma. Deux ou trois jours au lit, croyez-moi, ça ne vous fera pas de mal. Votre bilan n’est pas au top. Votre tension est basse. Vous souffrez de carences alimentaires. Et vous m’avez l’air de bouffer des antidépresseurs comme des bonbons.

— C’est un crime ?

Le toubib sourit face à l’agressivité de la voix.

— Ce qui serait un crime, c’est de ne pas profiter de ce séjour.

— Quelle heure est-il ?

— 9 heures du matin.

— Quel jour ?

— Lundi 9 juin.

— Où sommes-nous ?

— Necker. Les Enfants malades.

Il fit un nouveau geste en direction de ses lunettes. Le sourire était de retour.

— Pas de place ailleurs. Vous vous trouvez dans le service d’endocrinologie.

Jeanne baissa les yeux. Son bras droit était piqué par une perfusion. Un autre tube lui montait jusqu’au visage. Sans doute un respirateur gonflé à l’oxygène glissé dans sa narine. Le médecin se dirigea vers la fenêtre et tourna légèrement les lamelles du store. Elle avait droit à la lumière. Il la salua et lui promit de repasser dans l’après-midi.

Une fois seule, elle arracha les tuyaux, bondit hors de son lit et ouvrit les casiers. Dans le troisième, elle trouva ses fringues. Noires de suie. Elle palpa ses poches. Mit la main sur son portable. Elle se souvint que sa bagnole et son sac étaient restés rue de Milan.

Une pression. Un numéro.

— Reischenbach ? Korowa.

— Ça va ? On m’a dit que…

— Ça va. Je n’ai rien.

— Putain… Je sais pas quoi dire…

— Moi non plus, murmura Jeanne. C’est dingue. C’est… Elle s’arrêta. Son silence trouva un écho chez le flic. Ils s’étaient compris. Ils devaient renoncer au pathos. Songer à l’enquête. On se la refait, pensa-t-elle.

— Sur l’incendie, qu’est-ce qu’on a ?

Elle avait du mal à parler. Ses muqueuses devaient être brûlées par la fumée.

— Rien d’officiel pour l’instant.

— Mais ?

— Les experts parlent de foyers volontaires. Pour l’instant, je n’ai rien d’écrit sur mon bureau.

— Une possibilité pour que ça ne soit pas Taine qui ait été visé ?

— Franchement, je ne vois pas. L’incendie s’est déclaré à son étage.

— OK, fit-elle. Il faut vérifier tous ses dossiers en cours. Et aussi les mecs qu’il a enrôlés qui viennent de sortir de cabane. Tu as commencé ?

— Il est 9 heures du matin. Et je ne suis pas sûr d’être saisi sur ce coup. Ni même un autre groupe du 36.

— Qui d’autre ?

— Les RG. Ou l’IGS. Affaire réservée. Un juge, c’est pas une victime ordinaire.

— Et si cet acte est lié aux meurtres cannibales ?

— Cela signifierait que le tueur se sentait menacé. Or il n’a rien à craindre pour l’instant. On patauge grave.

— Taine avait découvert quelque chose.

— Ah ouais ? (Reischenbach paraissait sceptique.) En tout cas, s’il tenait un truc, c’est mort avec lui. Il avait emporté le dossier chez lui. Tout a brûlé.

Sa conviction se verrouilla. Taine avait découvert une vérité qui valait qu’on le fasse griller, lui et ses papiers. Sans doute avait-il passé un coup de fil maladroit. Commis un geste qui avait alerté l’assassin. Joachim avait réagi au quart de tour.

Elle revit la scène de feu : Taine se battant avec le monstre, le crâne énorme et les mains crochues. Elle comprit un fait qu’elle ne s’était pas encore avoué. La créature à la chevelure ardente n’était pas l’avocat, le fils de l’Espagnol, mais l’enfant à la voix de fer. La forêt, elle te mord… Y avait-il deux personnes ? Joachim l’avocat avait-il le pouvoir de se transformer en enfant-monstre ?

Elle balaya ses suppositions absurdes. De toute façon, le monstre était mort sous la mezzanine.

— On a déjà transféré la dépouille de François ?

— Ce qu’il en reste, ouais.