— Seulement les PV les plus importants.
Le flic ne bougeait toujours pas. Jeanne se pencha en avant.
— C’est maintenant ou jamais, Patrick. Les faits sont là. Le tueur s’est attaqué à François. (Elle frappa du poing sur le bureau.) Il n’est pas loin. Fais-moi des copies de ces putains de documents avant que l’affaire ne nous échappe ! Dans quelques heures, un nouveau magistrat sera nommé et un Office central viendra tout rafler. Ça sera terminé pour nous.
Le front de Reischenbach était plissé par la réflexion. Il y avait quelque chose d’affable, de gentil, chez ce flic. Mais aussi un côté dangereux : Glock à la ceinture, il avait des mains larges comme des battoirs. Jeanne savait qu’il avait fait au moins trois fois usage de son arme dans le cadre d’opérations.
— Bouge pas, fit-il enfin en attrapant les dossiers. Je vais chercher des feuilles.
Les rames qui remplissent les photocopieuses du 36 sont marquées du sigle de la préfecture. Quand on veut faire des copies anonymes, il faut se procurer des pages vierges. Tous les journalistes d’investigation savent ça. Et aussi les juges borderline comme elle.
Bientôt, le capitaine revint les bras chargés de deux chemises. Les pièces originales et les copies. Jeanne les feuilleta. Tout était là. PV d’auditions. Rapports d’autopsie. Bilans de l’IJ. Portraits des victimes. Synthèses des enquêtes de proximité concernant chaque meurtre. Clichés des scènes de crime et plus particulièrement images de l’étrange alphabet sur les murs. De quoi bosser toute l’après-midi. Seule dans son bureau.
Elle consulta sa montre. Midi. Avant tout, elle devait retrouver le lien que Taine avait établi entre les trois victimes. J’ai découvert un truc incroyable… Il ne les choisit pas au hasard. Pas du tout. Il a un plan !
— Si je te donne deux numéros de portable, tu peux m’obtenir le listing des derniers appels ?
— Il me faut une commission rogatoire.
— Fous la requise sur une autre enquête. Démerde-toi.
— Ne t’énerve pas.
Jeanne écrivit le premier numéro sur un Post-it. Reischenbach tiqua :
— Je connais ce numéro. C’est…
— Celui de François Taine.
— T’es malade ou quoi ? On peut pas…
— Ecoute-moi. Hier, François a découvert quelque chose de capital. Tout a brûlé avec son appart. Il ne nous reste plus que ses coups de fil, tu piges ?
— On va droit dans le mur. Quel est l’autre numéro ? Jeanne donna le nom et les coordonnées d’Antoine Féraud.
— Qui c’est ?
— Je t’expliquerai. Pour l’instant, demande le listing et localise son portable.
— Je risque mon poste, fit le flic en fourrant les deux Post-it dans sa poche.
— Mais pas ta peau. Pense à François. Une dernière chose : je cherche un avocat d’origine espagnole qui exerce à Paris et dont le prénom est « Joachim ».
— Joachim comment ?
— Je n’ai pas le nom de famille. Tu peux mettre un mec sur le coup ?
Reischenbach écrivit quelques mots sur une feuille libre devant lui. Jeanne glissa les photocopies sous son bras.
— Je file au TGI. Le point dès qu’on a du nouveau.
Sur la voie express, Jeanne slalomait entre les voitures qui s’obstinaient à ne pas dépasser les 50 km/heure. Elle sortit à la hauteur du pont de l’Aima. Étoile. Porte Maillot. Avenue Charles-de-Gaulle. Boulevard circulaire… Jeanne poussait à fond sa Twingo. Le râle du moteur était comme la tension qu’elle voulait infliger au temps. Creuser. Fouiller. Jouer la montre. A la fin de la journée, elle aurait trouvé une clé. Le trait commun aux trois victimes. Le plan du tueur.
Parking du TGI. Jeanne courut à l’ascenseur, sac à l’épaule, documents sous le bras. Elle n’avait toujours pas pris de douche. Elle puait le feu, la sueur, la peur. Personne dans la cabine. Tant mieux. Elle redoutait de croiser un collègue et de subir les traditionnelles réflexions consternées, sentences fatalistes et autres conneries standard. Même ici, chez les spécialistes du crime et de la violence, le niveau philosophique ne dépassait pas le café du commerce.
Elle se dirigea vers son bureau en rasant les murs. Ouvrit sa porte, se réjouissant d’avoir évité tout contact. Elle sursauta en découvrant Claire. Elle l’avait oubliée. La jeune femme pleurait à chaudes larmes, réfugiée derrière un kleenex. Parce que Taine était mort. Parce que Jeanne était vivante. Les nouvelles avaient dû parvenir au TGI dès la première heure.
Claire se jeta dans ses bras. En quelques secondes, Jeanne eut l’épaule trempée.
Avec douceur, elle repoussa sa greffière et murmura :
— Calme-toi…
— C’est dingue… C’est…
— Rentre chez toi. Je te donne ta journée.
— Mais… les auditions ?
— On annule tout. Je dois faire le point sur l’enquête.
— On est saisis ?
— Pas encore, bluffa Jeanne. Mais ça va pas tarder.
Claire se moucha, passa les coups de fil nécessaires, et, enfin, enfila sa veste après avoir fait promettre à Jeanne de tout lui raconter dès le lendemain. Jeanne la poussa gentiment dehors. Sans attendre, elle attrapa quelques vêtements de rechange qu’elle conservait dans son bureau et fila dans les toilettes de l’étage. Elle se décrassa au robinet, façon routarde dans des chiottes d’autoroute, puis enfila ses nouvelles fringues.
Elle retourna dans son cabinet. Verrouilla sa porte. Baissa le store. Elle s’installa derrière son bureau, ses photocopies devant elle. Elle allait presser le dossier à fond, jusqu’à en obtenir la quintessence.
Mais d’abord, quelques appels…
26
— Docteur Langleber ?
— Non. Je suis son assistant.
Jeanne avait appelé le portable du médecin. Il lui avait suffi de quelques coups de fil pour apprendre que c’était le légiste intello qui était chargé de l’autopsie de François Taine.
— Passez-le-moi.
— Nous sommes en salle de travail. Qui est à l’appareil ?
Jeanne entendit Langleber qui parlait à voix basse dans son dictaphone. Quel corps autopsiaient-ils ? Celui de François Taine ? Elle imagina les deux hommes en blanc autour du corps de son ami, noir, calciné, recroquevillé, sur la table d’inox.
— Dites-lui que c’est la juge Korowa.
Jeanne perçut des timbres étouffés. L’assistant avait mis la main sur le combiné. La voix de Langleber retentit :
— Qu’est-ce que vous voulez ?
Le timbre était dur. Il résonnait comme au fond d’une église. Jeanne devina que le toubib l’avait mise sur haut-parleur.
— Vous poser quelques questions.
— En qualité de quoi ?
— Je ne suis pas encore saisie de l’affaire, admit-elle.
— Quelle affaire ? De quoi parlez-vous ?
— Je pense obtenir le dossier des meurtres cannibales.
— Rappelez-moi à ce moment-là.
— Docteur Langleber, il n’y a pas de temps à perdre. Des présomptions établissent un lien entre les meurtres cannibales et l’incendie qui a coûté la vie à François Taine.
— Quelles présomptions ?
Jeanne se creusa la tête et ne trouva rien à répondre. Elle préféra changer de cap :
— Vous avez fini l’autopsie de François Taine ?
— Je travaille sur le dossier.