— Assieds-toi.
Jeanne s’exécuta. Le temps de monter d’un étage, elle avait caressé l’espoir que le Président lui confiait l’affaire des crimes cannibales ou l’enquête sur l’incendie de la rue Moncey. Ou les deux. Maintenant qu’elle contemplait sa gueule frappée au marteau, elle devinait qu’elle allait avoir droit à quelque chose de plus banal. Un bon vieux savon dans les règles.
— Tu es fière de toi ?
Jeanne préféra se taire. Elle ignorait de quoi il parlait au juste — elle avait multiplié les fautes et les irrégularités. Elle attendait la suite.
— En tant que magistrate, tu as le devoir de te préserver et de référer toujours aux autorités compétentes. Dans cet incendie, tu aurais dû avertir les pompiers. Point.
— J’ai agi à titre personnel.
— C’est à titre de juge que tu vas être pénalisée. Dura lex, sed lex.
Jeanne traduisit mentalement. « Dure est la loi, mais c’est la loi. » Les juges adorent utiliser des citations latines, héritées des pères de la justice : les Romains. Le Président en abusait.
— C’est dommage, ajouta-t-il d’un ton équivoque. Étant maintenant un témoin dans cette affaire, le parquet ne peut pas te confier l’enquête.
— Personne n’a jamais eu cette intention.
— Qu’en sais-tu ?
— Intuition féminine.
Le Président fronça des sourcils.
— On ne te saisirait pas parce que tu es une femme ?
— Laisse tomber, fit Jeanne, qui reprenait de l’assurance.
— Deuxième point. On m’a dit que tu étais présente, aux côtés de Taine, sur les scènes de crime cannibale.
— Exact.
— A quel titre ?
— Consultante.
L’homme hocha lentement la tête. Ses poches sous les yeux évoquaient des glandes mystérieuses contenant un liquide sécrété par le temps et l’expérience.
— Vous faisiez du tourisme criminel, bras dessus, bras dessous ?
— François n’était pas à l’aise avec cette affaire. Il pensait que j’avais, disons, une meilleure perception des choses.
— Alors que tu n’as jamais suivi ce type de dossiers ?
Jeanne savait maintenant que tout était foutu. Elle n’aurait pas l’enquête de la rue Moncey. Ni celle des meurtres anthropophages. Peut-être même n’aurait-elle plus rien du tout… Un juge est invirable mais les placards sont nombreux.
— J’en ai parlé avec le parquet. Tu ne seras pas non plus saisie de cette affaire.
— Pourquoi ?
— Tu es trop impliquée. Trop proche de Taine. Cette investigation a besoin d’un magistrat neutre. Objectif. Impartial.
— Cette investigation a besoin du contraire. (Jeanne haussait le ton.) Un enquêteur acharné qui ne lâchera pas le tueur et mettra la pression aux flics. Certainement pas d’un fonctionnaire qui gérera ce dossier parmi d’autres. Bon Dieu, combien de cadavres vous faut-il ?
Le Président sourit pour la première fois. Ses mains tavelées tapotaient son sous-main de cuir.
— De toute façon, le nom tombera de plus haut. Cette affaire est un vrai bâton merdeux. Trois meurtres. Le juge responsable de la procédure brûlé vif. Les médias au taquet. Le gouvernement n’avait pas besoin de ça. Rachida Dati m’a appelé en personne.
Si l’affaire devenait politique, c’était l’enlisement assuré. En matière d’enquête, le zèle avait un effet inverse aux résultats escomptés. De la paperasse. Des brigades concurrentes. Jeanne envisageait l’affaire d’une manière opposée. Une équipe réduite. Un duel mano a mano avec le meurtrier.
— Il y a autre chose, reprit le Président de sa voix de sépulcre. Ton dossier concernant le Timor oriental.
Elle se redressa. Elle avait complètement oublié cette affaire. Ses convocations. Ses répercussions dans les sphères du pouvoir… Elle se demandait si Claire avait envoyé les courriers.
— On m’a téléphoné. Des lignes que je n’aime pas voir sonner. Elle avait sa réponse. Claire n’avait donc pas chômé ce matin.
Elle avait trouvé les ordres de convocation de Gimenez et de sa bande sur son bureau. Elle s’était empressée de les rédiger et de les envoyer en priorité, par porteur.
— L’affaire n’en est qu’à son début, fit-elle laconiquement.
— Elle n’a pas commencé, d’après ce que je sais. Ton dossier est vide. Alors, pourquoi remuer tout ce petit monde ?
— Tu me soutiens ou non ?
— Les avocats de Gimenez et des autres ne feront qu’une bouchée de tes convocations. Ils demanderont des pièces justificatives. Sans compter qu’ils souligneront ta couleur politique pour te faire dessaisir.
Jeanne ne répondit pas. Le Président reprit :
— Il y a un autre problème. Cette série d’écoutes que tu as ordonnée. J’ai la liste ici. (Il tapota à nouveau son sous-main.) Je t’ai connue plus inspirée. Tu cours à l’annulation. Tu es en train de violer la vie privée de suspects contre qui tu n’as rien. Et d’après mes sources, ces écoutes n’ont rien donné non plus.
— Quelles sources ?
Il balaya la question d’un geste.
— Tu veux aller trop vite, Jeanne. Ça a toujours été ton défaut. Une procédure est une course de fond. Festina lente. « Hâte-toi lentement… »
— Je suis dessaisie ou non ?
— Laisse-moi finir.
Il sortit une feuille d’un dossier — d’où elle était, elle ne pouvait pas voir de quoi il s’agissait.
— Le SIAT m’a contacté. Il leur manque une commission rogatoire.
Jeanne se tordait les mains, moites de sueur. Le Président brandit la feuille.
— Que vient foutre ce psychiatre dans ce dossier ? Pourquoi l’as-tu placé sur écoute ? Pourquoi n’as-tu pas rédigé de CR ?
Le bluff, seule solution possible :
— Ces sonorisations concernent un autre dossier.
— Je m’en doute. Lequel ?
— Le tueur cannibale. J’ai eu un tuyau. Ce psy soigne le père de l’assassin.
— Pourquoi n’en as-tu pas parlé à Taine lui-même ?
— Je voulais d’abord vérifier les données.
— Et tu fous un psychiatre sur écoute ? Comme ça, seulement pour « vérifier » ? Ce sont des méthodes de voyou, Jeanne. D’où vient ton tuyau ?
— Je ne peux pas le dire.
Le magistrat frappa la table avec violence. Premier signe d’énervement réel.
— Pour qui tu te prends ? Une journaliste ? Nous avons un devoir de transparence, ma petite.
— Je ne suis pas ta « petite ». Les écoutes devaient me fournir des biscuits avant de filer l’information à Taine.
— Et alors ?
Jeanne hésita. Elle n’avait qu’un geste à faire pour régler son problème. Donner les enregistrements contenant les deux séances de Féraud avec l’Espagnol. Mais l’affaire lui échapperait. Et adieu ses preuves…
— Le soupçon ne s’est pas confirmé, mentit-elle. Je n’ai rien obtenu.
— Tu as les enregistrements ?
— Non. J’ai tout détruit.
— Même les scellés ?
— Tout. Je reçois l’enregistrement chaque soir. Il n’y a pas de transcription. J’écoute le disque et je le détruis avec l’original.
Il saisit son stylo, un gros Montblanc laqué, comme s’il allait rédiger un ordre.
— Nous allons régler tout ça et éviter les vagues.