— Tout ça quoi ?
— Le Timor. Tu es dessaisie. Acta est fabula. La pièce est jouée, Jeanne.
Elle sourit. Au fond, elle s’en foutait. Le calme revenait dans ses veines. Une seule résolution dans son crâne : elle serait celle qui arrêterait Joachim, où qu’il soit. Pour atteindre ce but, il n’y avait plus qu’une solution. Enquêter en solitaire. En hors-la-loi.
— Dans ce cas, dit-elle, je me mets en disponibilité. J’ai pas mal de jours de vacances de retard. Je ne pense pas qu’il y aura de problème.
— Comme tu voudras.
Le Président ouvrit un tiroir. Attrapa un cigare. Avec lenteur, il plaça son extrémité dans une petite guillotine, qui claqua en remplissant son office. Jeanne se leva lentement. Ses mains ne transpiraient plus. Tout à fait apaisée.
— Avant de partir, je vais tout de même te dire une vérité, avertit-elle de son timbre le plus doux.
Le Président leva les yeux en manipulant un lourd Dupont en or.
— Tu es un gros connard machiste, fit-elle d’une voix tranquille.
Le juge sourit en coin, de toutes ses dents refaites.
— Si tu veux partir dans ce genre de civilités, je te dirai simplement d’aller te faire…
— … mettre ? (Elle se pencha au-dessus du bureau.) Mais c’est déjà fait. Et depuis longtemps. Par toi ! Par tous les autres, juges, procureurs et avocats de ce TGI ! Connards mesquins et misogynes qui ne pensez qu’à votre avancement et votre retraite !
Le Président alluma son cigare sans répondre. Les stries d’or de son briquet brillèrent dans le soleil. La flamme virevolta devant son visage gris et impassible. Cette expression de pierre la ramena à la réalité. Cela ne servait à rien de hurler ni même de s’énerver. Acta est fabula. Jeanne partit tout de même au pas de course pour résister à la tentation de lui brûler la gueule avec son Dupont en or.
28
17 heures.
Elle devait faire vite. Quelques heures encore et les équipes seraient constituées pour les deux enquêtes concernant François Taine. Ni elle ni Reischenbach ne pourraient plus obtenir la moindre information, ni agir sans être dans l’illégalité complète.
Mais d’abord, s’imprégner du dossier. Se familiariser avec les faits. Mieux connaître les victimes. Elle posa sa montre devant elle et programma sa sonnerie pour 18 heures.
Elle ouvrit la première chemise.
Marion Cantelau.
22 ans.
Assassinée dans la nuit du 26 au 27 mai 2008, à Garches.
Jeanne contempla son portrait. Un visage sain, quoique trop maquillé. Une petite bouche en cœur. Et pas mal de kilos en trop…. Les flics avaient reconstitué son cursus. Née à Nancy. Troisième de cinq enfants. Père artisan céramiste. Mère fonctionnaire. Bac en 2001. Formation d’infirmière, puis spécialisation dans le domaine des troubles mentaux infantiles. En 2005, débarque à Paris pour suivre un stage à l’institut Bettelheim, à Garches. Décroche un contrat à durée déterminée d’un an dans l’institut puis un CDI.
Marion était une infirmière irréprochable. Et une fille sans histoire. Elle habitait un studio près de la place d’Italie, rue de Tolbiac, seule, mais elle avait un fiancé. Lucas Nguyen. Vingt-sept ans. D’origine vietnamienne. Instituteur. Interrogé et mis hors de cause. À part ça, Marion Cantelau se passionnait pour la plongée sous-marine (qu’elle pratiquait toute l’année en piscine) et les romans policiers. Elle en dévorait plusieurs par semaine. De tous les styles. De toutes les nationalités.
Jeanne feuilleta les PV d’auditions et les notes des flics. Les hommes de Reischenbach avaient ratissé les derniers jours de Marion. Ses allées et venues. Ses consultations Internet. Ses coups de fil. Ses dépenses. Pas le moindre contact avec un inconnu. Pas la moindre présence suspecte dans son emploi du temps.
Elle revint à la photo. Son visage correspondait à sa personnalité. Souriant. Poupin. Juvénile. Une jeune femme épanouie, qui vivait son excédent de poids avec détachement. Jeanne avait noté une anecdote qui lui plaisait. Farida Becker, vingt-huit ans, infirmière et collègue de Marion, racontait : « Elle était chouette. Toujours marrante. Une fois, à la cafétéria, on parlait entre filles de nos régimes. Y en avait une qui ne jurait que par l’ananas. Une autre qui suivait un truc aux protéines. Une autre qui avait carrément arrêté de manger. Quand on a demandé à Marion ce qu’elle faisait, elle a répondu : « Moi ? Je m’habille en noir. » Vraiment aucun complexe ! »
Jeanne sourit. Se sentir bien dans sa peau. Se marier. Avoir des enfants, sans traîner. Et progresser au sein de l’institut où elle travaillait. Classique, mais déjà pas si mal. Surtout aux yeux de Jeanne, la handicapée de l’amour et des projets simples. Son sourire disparut. Cette promesse avait volé en éclats. Parce qu’un cinglé, un psychopathe aux croyances primitives, avait choisi Marion comme victime sacrificielle. Pourquoi elle et pas une autre ?
Elle songea à Joachim. A son autisme. A ses liens possibles avec l’institut Bettelheim. Taine avait déjà vérifié : impossible qu’un enfant autiste, devenu adulte, ait été soigné dans ce centre — trop récent. L’autre lien à envisager était les activités humanitaires de l’avocat. Marion Cantelau avait-elle collaboré avec une ONG ? Rien, dans les témoignages, ne le laissait transparaître. Pas le moindre voyage, ni la moindre démarche caritative. Joachim l’avait repérée autrement. Comment ?
Jeanne passa au second dossier.
Nelly Barjac.
28 ans.
Assassinée dans la nuit du 4 au 5 juin 2008, à Stains.
Beaucoup plus belle que Marion. Blonde. Pâle. Des traits réguliers. Une beauté diaphane, immatérielle, malgré des épaules lourdes. Nelly était grosse, elle aussi. Vraiment. 95 kilos pour un 1,72 mètre selon le dossier. Pour apprécier sa beauté, il fallait donc oublier la dictature actuelle de la minceur. Nelly Barjac n’était pas née pour notre époque. Elle se serait épanouie au temps de Rubens ou de Courbet.
Malheureusement, Nelly était aussi une femme moderne. Elle vivait sa surcharge pondérale comme une tare honteuse. Parmi les rapports, Jeanne trouva la description de son appartement. On y avait découvert de multiples produits amincissants, des pilules de régime, des coupures de presse — toujours sur le même thème : comment maigrir, comment vaincre la cellulite, etc. Selon ses proches, elle ne parlait jamais de ce problème. Cette hantise était son secret.
Nelly était brillante. Elle avait décroché son bac à dix-sept ans. Après six années à la fac de médecine Henri-Mondor, elle avait passé l’examen national classant puis suivi quatre années de spécialisation cytogénétique à Paris, notamment à l’hôpital Necker. Elle avait ensuite alterné des stages dans des laboratoires de cytogénétique et des séjours dans des cliniques de pédiatrie et de génétique médicale. En 2006, elle avait atterri aux laboratoires Pavois, qui lui avaient permis à la fois d’exercer son métier officiel — établir des caryotypes — et d’effectuer ses recherches — les travaux statistiques sur les familles génétiques humaines.
On avait reconstitué son emploi du temps des derniers jours. Depuis son divorce — après deux ans de mariage avec un médecin —, Nelly Barjac ne vivait que pour son boulot. Elle arrivait au laboratoire à 9 heures. Elle y passait la journée. Puis, quand tout le monde partait, elle changeait d’étage. Génétique moléculaire. Jusqu’à 22 heures. 23 heures. Minuit… Elle menait de front deux métiers, deux spécialités. Puis elle retrouvait Bernard Pavois.