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Où Joachim avait-il repéré une telle femme ? Jeanne songea encore aux activités humanitaires de l’avocat. Existait-il un lien avec les travaux statistiques de Nelly ? Avait-elle étudié des populations défavorisées soignées par une des ONG de Joachim ? Jeanne n’y croyait pas. Il fallait tout de même vérifier cette piste.

Elle passa au troisième dossier.

Francesca Tercia.

34 ans.

Assassinée dans la nuit du 6 au 7 juin 2008, à Paris.

La chemise était mince. L’enquête commençait. On savait qu’elle était née à Buenos Aires, qu’elle avait suivi des études d’arts plastiques et d’anthropologie. Elle avait ensuite migré à Barcelone puis à Paris. On ne lui connaissait pas de fiancé, ni même de relation durable dans la capitale.

Jeanne s’arrêta sur son portrait photographique. Francesca n’était pas mal non plus. Des traits latins, racés, surmontés par des sourcils très noirs qui lui conféraient un air tragique. Des cheveux noirs ondulés. Une masse d’encre soyeuse qui devait donner envie aux hommes de s’y enfouir… Seul bémol : la largeur du visage. Francesca Tercia courait aussi dans la catégorie « poids lourds ». D’ailleurs, Jeanne se souvenait du corps pendu dans l’atelier. Des hanches amples. Des cuisses épaisses. Un ventre rond et plissé…

Ce n’était pas Les Trois Grâces, mais Les Trois Grosses…

Jeanne se mordit la lèvre. Tant qu’il lui viendrait des réflexions aussi connes, elle ne serait pas une véritable magistrate. Alliée. Solidaire. Compréhensive. Elle avait toujours été cynique et son métier, malheureusement, n’avait rien arrangé.

Comme Nelly Barjac, Francesca menait deux existences, ou presque. La journée, elle travaillait dans l’atelier d’Isabelle Vioti, fabriquant des hommes préhistoriques plus vrais que nature. Le soir, elle sculptait des œuvres plus personnelles, dans un atelier dont on ignorait encore l’adresse. Quant à sa vie privée, elle ne paraissait pas palpitante.

Quel point commun avec Joachim ? Francesca était argentine. Joachim travaillait avec des ONG liées à l’Amérique latine. Existait-il une connexion ? S’étaient-ils rencontrés dans une ambassade à Paris ?

Jeanne posa les trois portraits devant elle. Les victimes se ressemblaient. Mais sans plus. Leur seul point commun était la surcharge pondérale. Elle avait lu récemment un livre sur le « coup de foudre criminel », qui déclenche chez le tueur l’envie de passer à l’acte. Généralement, c’est un détail, un trait chez la victime qui sert de détonateur. Mais les choses sont plus compliquées. Plusieurs autres conditions doivent être réunies. Des circonstances extérieures et intérieures. Alors, seulement, le flash se produit…

Jeanne se trouvait surtout confrontée à un dilemme. Le meurtrier avait-il choisi ces femmes pour leur apparence physique ou pour leur métier ? A chaque fois, l’environnement des victimes intéressait l’assassin. L’autisme. La fécondité. La préhistoire… Jeanne entendit de nouveau la voix de Taine : Il ne les choisit pas au hasard. Pas du tout. Il a un plan !

Elle réfléchit, encore une fois, au problème de la préméditation. L’organisation de ces crimes ne faisait aucun doute. Or Joachim tuait en état de crise et ne se souvenait pas de ces « trous noirs ». Qui effectuait les repérages ? Qui préparait le terrain ?

Son portable vibra. Instinctivement, Jeanne porta les yeux à sa montre. Presque 18 heures. Elle décrocha. Reischenbach.

— Où tu en es ?

— Je suis débarquée. Je n’ai récupéré ni l’enquête des meurtres, ni celle de l’incendie.

— Bienvenue au club. On vient de me retirer le dossier du cannibale. Repris par un autre groupe, plus proche du préfet. On parle d’une trentaine de flics affectés. Quant à la mort de Taine, les RG et l’IGS se sont jetés dessus comme la misère sur le monde.

— Tu veux dire : comme la vérole sur le bas clergé ?

— Ouais, fit Reischenbach, les dents serrées. C’est exactement ce que je veux dire. Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Je me suis mise en disponibilité. Pour bosser sur le dossier en solo. Tu me suis ou non ?

— Je ne vois pas comment je pourrais t’aider. Sans saisie, je ne pourrai pas bouger un doigt.

— Tu feras comme moi. Ta main droite ignorera ce que fait ta main gauche.

— Dans l’immédiat, qu’est-ce que tu veux ?

— J’ai lu tes dossiers sur les victimes. Bon boulot. Mais pas suffisant.

— Tu creuserais quoi ?

— Il faut trouver comment le tueur les repère. Il les a bien croisées quelque part. Et je pense que c’est chaque fois au même endroit. Un lieu qui a à voir avec leur métier, leurs habitudes ou leur apparence physique.

— Les réunions des Weight Watchers, peut-être ?

— Très drôle. Fouille encore leur emploi du temps, leurs habitudes, leurs connaissances. Checke leur coiffeur, leur club de gym, leur gynéco, leurs lignes de bus ou de métro, leur…

— Je crois que t’as pas compris. J’ai plus le temps, ni les équipes. Je…

— Démerde-toi. Assigne ces recherches sur une autre affaire.

— Ce n’est pas si simple.

— Patrick, je te parle d’un tueur en série. Un cinglé qui va continuer. Un type qui a sans doute tué François Taine.

Nouveau silence.

— Tu prends peut-être le problème à l’envers, fit enfin Reischenbach. On sait que leur boulot intéresse le tueur. Peut-être a-t-il surveillé ces lieux « porteurs » — l’institut Bettelheim, les laboratoires Pavois, l’atelier Vioti —, puis il a choisi, parmi les employés, des jeunes femmes bien en chair.

— C’est une possibilité. Mais j’ai compris autre chose en étudiant tes PV. Il les connaissait. Personnellement.

— Quoi ?

— Il n’y a jamais eu d’effraction, ni d’agression. Pour la première, pas de traces de lutte dans le parking. Pour la deuxième, les laboratoires Pavois sont une vraie forteresse. Impossible d’y pénétrer sans laisser de traces. Nelly Barjac a accueilli le tueur, de nuit, et lui a fait visiter les salles. C’est certain. Quant à l’atelier Vioti, même histoire. Aucun signe d’effraction. Francesca a ouvert au tueur, tard dans la nuit, sans se méfier. Elle l’attendait.

— On a vérifié leurs appels. Reçus ou donnés. On a comparé les trois listings. Pas de numéro en commun.

— Le tueur les contacte autrement. Il s’est démerdé pour les rencontrer, dans un lieu précis, et on doit trouver ce lieu. Mets des gars sur le coup, Patrick !

— Je vais voir.

Jeanne sentit qu’elle avait marqué un point. Elle reprit, un cran plus calme :

— Tu as avancé sur Francesca Tercia ?

— On est allé chez elle. C’est un grand atelier, à Montreuil.

— Tu veux dire qu’elle sculpte ses œuvres personnelles chez elle ?

— Ouais.

— Ses sculptures, c’est comment ?

— Glauque. Des scènes de torture. Je te montrerai les photos.

— Rien d’autre à signaler ?

— Non. Mais j’ai l’impression qu’elle allait déménager.

— Pourquoi ?

— Son loft est sur deux niveaux. En bas, c’est l’atelier. En haut, c’est l’appartement. Il y avait des chiffres sur les meubles. Toujours le même, en fait.

— Quel chiffre ?

— 50. Marqué au feutre, sur des feuilles scotchées. Sur les armoires. Le frigo. Les glaces de la salle de bains. Partout, 50. Au début, on n’a pas saisi. Et puis on a eu l’idée du déménagement. Sans doute un repère pour le garde-meuble.